06 Feb

La part de l'ombre - Episode 6

Publié par lechanoir  - Catégories :  #Récits à la file : La part de l'ombre

La part de l'ombre - Episode 6

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Part. 4

 

La nuit était déjà tombée lorsqu'ils frappèrent à la porte de Déborah Nielsen. Des cheveux bruns ondulant sur les épaules, de grands yeux marrons tirant légèrement sur l'orange, la femme qui leur ouvrit semblait cacher derrière un physique commun, une certaine sensibilité.

Comme à son habitude, Beck se promena dans la pièce en observant le moindre recoin, laissant son jeune collègue s'occuper de l'entretien.

– Mademoiselle Nielsen, d'après nos informations, Rose et vous, étiez plutôt proches. Que pouvez-vous nous dire à son sujet ?

– C'était ma meilleure amie. Ça a de-suite collé entre nous, dès son arrivée chez Berghman, il y a trois ans.

– Vous étiez au courant qu'elle entretenait une relation avec le directeur général.

– Oui, on en parlait souvent. Apparemment tout roulait pour elle. Elle était même sur le point de bénéficier d'une belle promotion, ajouta Déborah Nielsen, les yeux soudain humides. (Elle marqua une pause, portant un mouchoir à ses lèvres.) Je suis désolée. Je comprends pas qu'on ait pu lui faire ça.

Beck s'installa lourdement dans le fauteuil situé à gauche de la jeune femme et intervint à son tour :

– Vous aimez la peinture, Déborah ?

– Pardon ?

– La peinture, le dessin, la photo, l'art, vous aimez ça ?

– Pas plus que ça. Pourquoi cette question ?

– On avait cru comprendre, d'après des mails que nous avons retrouvé dans son ordinateur, que c'était une passion que Rose et vous partagiez, précisa Molinari.

– Une passion, c'est un grand mot, pour moi en tout cas. Mais Rose... C'est sûr, elle adorait ça ! Et peut-être même plus encore ces derniers mois. Elle avait même réussi à me traîner à... vous savez, ces sortes de conférences qui ont lieu parfois dans des musées. Y'a pas plus ennuyeux ! sourit-elle à l'évocation de ce souvenir. Je m'étais même promis de ne plus jamais me laisser entraîner...

Se rendant compte qu'elle n'aurait plus jamais l'occasion de partager quoi que ce soit avec son amie, la jeune femme marqua une pause avant de se reprendre.

– Mais en quoi est-ce important pour vous ?

– Vous disiez que son intérêt a semblé plus marqué ces derniers temps. Pourriez-vous dire ce qui a motivé ce nouvel engouement ?

– Je pense que ça remonte à la première conférence à laquelle elle a assisté il y a quelques mois. Ça lui a tellement plu qu'elle s'est inscrite sur une sorte de forum. Elle y a trouvé des personnes qui partageaient les mêmes goûts et avec qui elle pouvait échanger autour de sa passion.

– Et ces personnes, leur arrivait-elles de se rencontrer ?

– Oui, régulièrement, chez les uns ou les autres. Ils organisaient à tour de rôle des sessions d'échange et de débats. Elle était toujours très excitée à l'idée de ces rendez-vous hebdomadaires.

– Ces sessions étaient à dates fixes ?

– Oui. Le jeudi soir, je crois.

Molinari lança un regard à Beck qui semblait de nouveau ailleurs.

– Vous connaissiez certains d'entre eux ?

– Non, désolée. Tout ça c'était pas mon truc.

– Très bien mademoiselle Nielsen. Merci en tout cas pour ces informations. On reprendra contact avec vous si on a d'autres questions mais n'hésitez pas à nous joindre s'il vous revenait en tête le moindre détail qui pourrait nous aider dans notre enquête, fit Molinari en tendant sa carte.

Déborah Nielsen acquiesça et les deux policiers étaient sur le point de prendre congés lorsque le sergent marqua un temps d'arrêt.

– Une dernière question, Déborah : vous rappelez-vous du nom de la personne qui animait cette première conférence à laquelle Rose a assisté ?

– Vous m'en demandez beaucoup, sergent. D'autant que je n'y étais pas. Je ne suis même pas certaine de l'avoir jamais su.

– Cela ne fait rien, rassura Molinari. Bonne fin de soirée.

 

La lune peinait à se faire une place dans le ciel sombre et nuageux lorsque les enquêteurs s'engouffrèrent dans le coupé sport.

– Leurs petites séances avaient lieu...

– La veille du décès de la victime, acheva Beck en attrapant le dossier qu'il avait rangé dans la boîte à gants. Tiens, jette un œil à ça ; page 18.

Molinari s'exécuta.

– L'historique de navigation internet fait état de nombreuses connexions à un site intitulé : L'ombre de l'art. Intéressant comme titre. Et il y a également tout un tas de discussions sur le forum dont nous a parlé Déborah Nielsen. De vrais passionnés en effet.

– Content que ça te plaise car c'est pour toi.

– Forcément, c'est encore moi qui vais me taper la paperasse.

– Chacun sa spécialité, ptit gars ! Moi, j'ai un profil à rédiger.

– Parce-que vous croyez peut-être que je suis pas capable de dresser le profil d'un psychopathe ? Moi aussi, j'ai fait l'école d'officier !

– Moi, pas. Mais mon expérience m'a appris une chose : dans la police, il y a deux catégories de flics, ceux qui ont une étoile sur leur badge et ceux qui s'occupent de la paperasse et tapent les rapports, toi tu tapes !

 

Il y avait deux facettes de son métier que le sergent Buckowsky exécrait par dessus tout : La première concernait tout ce qui avait un lien, de près ou de loin, avec les rapports humains. Manager les équipes, mener des entretiens, interroger des témoins représentait pour lui une véritable corvée. S'il avait choisi la Criminelle, c'était pour se confronter aux esprits les plus torturés et aux sociopathes de la pire espèce, pas pour faire dans le social. La deuxième consistait en toutes ces heures que chaque enquêteur se devait de passer devant son écran à rédiger divers rapports et notes en tout genre. Or, voilà qu'il devait s'atteler à la rédaction du profil du tueur pour le briefing du lendemain avec le reste de l'équipe. « Tout ce que j'aime ! » maugréa Beck en s'installant dans le fauteuil du salon, un Havane à la bouche, un bloc note et un crayon dans une main et un verre de whisky dans l'autre.

Il rédigea quelques lignes, effaça, ratura, déchira et recommença ainsi plusieurs fois jusque tard dans la nuit.

Au fond de lui, il savait déjà quel profil il recherchait. Il en était persuadé, lorsqu'il se retrouverait en tête à tête avec le meurtrier, il saurait que c'était lui. Il le ressentirait au plus profond de ses tripes. Si ses trente années de service, dont plus de vingt à la Criminelle, lui avaient permis de développer ses capacités d'analyse et de déduction, Beck avait toujours eu des facilités à cerner les personnalités les plus complexes et les personnes aux comportements troubles. C'était inné chez lui. L'homme travaillait à l'instinct. Il n'avait jamais eu besoin de parcourir de long en large des dizaines de compte-rendus d'enquête et d'analyse pour se faire une idée du profil d'un meurtrier. Pour autant, partager ses ressentis n'était pas son fort et mettre tout cela en mots, par écrit de surcroît, était une toute autre histoire ! « Lorsque j'aurai cette ordure en face de moi, que je le regarderai en face, je saurai ! J'ai rien besoin d'autre ! » pesta-t-il en jetant son calepin sur le divan.

Il allongea les jambes, se frayant un passage du bout des pieds parmi les piles de courriers entassés, et les boîtes de fast-food abandonnées de longue date sur la table basse, puis il leva son verre sous son nez et ferma les yeux pour mieux se délecter des vapeurs d'alcool.

Dans la rue, le son strident d'un klaxon l'extirpa de sa léthargie, résonnant comme une alarme dans son crâne. Il ouvrit péniblement les paupières et secoua la tête dans un grognement guttural, manquant de renverser le verre posé contre son ventre bedonnant. Le soleil perçait déjà à travers les volets en bois de l'appartement. Beck se dirigea laborieusement vers la cuisine, posa son verre de whisky sur le plan de travail et mit de l'eau à chauffer. Puis il ouvrit ses placards les uns après les autres, fouillant parmi les boîtes de conserves et les vieux emballages presque vides, jusqu'à ce qu'il trouve enfin son bonheur. Il plongea son visage dans le sachet comme s'il y recherchait une bouffée d'oxygène et le vida dans une tasse posée sur l'évier avant d'y verser l'eau bouillante.

Assis à la petite table de la cuisine, il faisait machinalement tournoyer une cuillère dans sa tasse, le regard vissé sur son verre de whisky lorsqu'il entendit frapper. Il se dirigea en râlant vers le salon, et ouvrit la porte avant de rebrousser chemin sans même saluer Chris Molinari qui resta figé un bref instant dans l'entrée. Refermant la porte derrière lui, le jeune inspecteur se décida finalement à rentrer et rejoignit le sergent dans la cuisine.

– Bonjour à vous aussi ! ironisa Chris. Je vous avais pris un café, dit-il en posant un gobelet sur la table, mais je vois que vous êtes servi, ajouta l'inspecteur, le regard rivé sur le verre qui trônait face à Beck.

Comme ce dernier ne réagissait pas, le jeune homme débarrassa une chaise des chiffons, caleçons et autres torchons qui la recouvraient et s'installa.

– Dites, vous n'avez pas l'impression d'avoir oublié quelque chose, sergent ? Je sais pas si vous vous souvenez mais vous aviez un briefing avec l'équipe ce matin. Le jeune inspecteur marqua une pause, attrapant du bout des doigts une vieille chaussette trouée qui traînait sur la table tandis que Beck continuait de remuer son café, marquant d'un roulement du regard le désintérêt qu'il éprouvait pour le monologue de son collègue.

– En tout cas, moi, j'ai fait ma part ! Et plus encore ! reprit fièrement Molinari, jetant le bout de tissu sur la pile de vêtements qui jonchaient le meuble de la cuisine. Je me suis tapé tout l'historique des mails et divers échanges que la Scientifique est parvenu à extraire du disque dur de la victime...

– Tu vas vraiment me débiter tout ça là, maintenant ? lança-t-il, réagissant pour la première fois à la présence de Chris.

– J'ai retrouvé les messages persos échangés entre Rose et les membres les plus réguliers du forum...

– Eh oui, il va le faire... ronchonna Beck.

– Il y a trois noms qui ressortent, continua l'inspecteur en consultant son smartphone : Donna Lewis, James Mc. Ray et un certain Jimy. Les deux premiers organisaient régulièrement des sessions débat dans le cadre du forum, mais également en dehors. Ils s'échangeaient aussi de nombreux mails et entretenaient notamment une correspondance régulière avec Rose Appleton. Le troisième avait pris contact avec cette dernière à plusieurs reprises pour prendre des renseignements sur le fonctionnement des réunions. Avec Harvey, on a fait quelques recherches et on est parvenus à remonter jusqu'à eux grâce à leurs adresses ip.  La première, Donna Lewis, est une femme de trente cinq ans ans qui habite la région. Pas loin d'ici. D’après son opérateur, elle est sans emploi. James Mc. Ray est également du coin, il aurait la quarantaine et serait cadre banque. Quant au dernier, on n'a pas encore son nom. Il semblerait qu'il ait utilisé l'ordinateur d'un cybercafé, j'ai envoyé des enquêteurs sur place pour qu'ils se renseignent.

Beck grimaça en avalant une gorgée de son café.

– C'est pas tout ! Avec Harvey, on a fouillé un peu dans les fichiers et on a trouvé quelque chose d'intéressant : un vol avec effraction a été signalé à la faculté de chimie il y a quelques jours. Vols de composés chimiques parmi lesquels, je vous le donne en mille : une grande quantité de cyanure ! Un professeur a porté plainte hier. C’est Laplace et Dawson qui sont sur l’affaire. J’ai ici le dossier de l’enquête. Ça vous intéresse ?

– Fais-moi un résumé, je te dirai si je suis intéressé, répondit Beck, faisant glisser son doigt sur les rebords du verre qui renfermait encore son whisky de la veille.

– Les substances chimiques les plus dangereuses sont gardées sous clé. Il y a deux jours, lorsque le professeur est arrivé au labo, il a constaté l’effraction. Laplace et Dawson se sont rendus sur les lieux avec la Scientifique et ont prélevé les empreintes. L’une d’entre elles, sur la porte de l’armoire contenant le cyanure, a permis d’identifier un suspect. Chris consulta ses notes : un certain Jack Rolland, étudiant à la fac de chimie. Ils l’ont convoqué au poste dans la matinée.

Beck avala la dernière goutte de son café, puis il attrapa la sous-tasse et la posa délicatement, à l'envers, sur le dessus du verre de whisky.

– Alors ?

– Alors, quoi ?

– Eh bien, on a plusieurs pistes !

– Et tu veux une médaille ?! trancha Beck.

– Laissez tomber. Ah et on a reçu un appel de O'Connod. Il a des informations à nous communiquer. Il semblerait que ce soit important.

Le sergent se passa un peu d'eau au robinet de la cuisine, s'essuya avec un tee-shirt sale qui traînait juste à côté et regagna le salon.

– Bon, tu comptes rester planté là toute la journée ou tu prends le volant ?

 

***

 

Le docteur Charles O'Connod était encore en peignoir lorsque les deux enquêteurs sonnèrent à sa porte. Il les invita à rentrer et tous les trois s'installèrent dans le petit salon.

– J'espère qu'il n'est pas trop tôt. Votre message disait que c'était important, amorça Molinari.

– Rassurez-vous, inspecteur, je suis quelqu'un de très matinal. Et puis, pour tout vous dire, ajouta l'expert en se servant une tasse de thé, après être tombé sur cette vidéo, j'ai éprouvé quelque difficulté à trouver le sommeil. Vous êtes certain de ne pas vouloir un peu de thé ?

– Une vidéo ? Quelle vidéo ? demanda Beck.

O'Connod tendit une tablette au sergent.

– J'ai reçu ceci, hier soir dans ma boîte mails.

Beck tourna la tablette dans un sens, puis dans l'autre avant de finir par la donner à son collègue qui appuya sur un petit bouton et lança le fichier en un clic. À l'écran, apparut le corps d'une jeune femme amputé des deux bras et maintenu à des échafaudages par un système de poulie, à deux mètres au-dessus du sol. On entendait le souffle haletant du vidéaste amateur tandis que la caméra tremblotante se concentrait sur les mutilations de la victime. Le film durait moins d'une minute mais ces quelques secondes avaient largement suffi à capturer l'horreur de la scène.

– Vous dites que vous avez reçu cette vidéo par mail ? Savez-vous qui vous l'a envoyée ? demanda Molinari.

– Habituellement, c'est le secrétariat de la faculté des arts et des lettres qui utilise cette adresse. Ils m'envoient des informations concernant le programme à venir ou les conférences organisées au sein de leur établissement. Mais apparemment, quelqu'un d'autre s'en est servi.

– Mais pourquoi vous envoyer cela à vous ? interrogea le jeune inspecteur.

– Il doit s'agir d'une erreur. La faculté conserve sur son réseau l'ensemble de nos données : adresses, mails, numéros de téléphone. Personnels administratifs, intervenants, étudiants comme enseignants, nous sommes tous fichés. Le but était sans doute de diffuser cette vidéo auprès des étudiants. Les jeunes vouent une attirance toute particulière pour tout ce qui a trait au macabre.

– À moins que l'auteur ait une raison particulière de s'adresser directement à vous, coupa Beck.

– C'est possible, acquiesça l'expert, un sourire à peine distinct plaqué sur son visage. C'est d'ailleurs pour cela que je vous ai contacté. En découvrant ce petit film, j'ai repensé à notre dernière entrevue et à la photographie que vous m'avez présentée qui évoquait en toute évidence le tableau de Magritte...

Alors que O'Connod marquait une pause comme pour s'assurer de l'intérêt des deux policiers, Molinari l'invita à poursuivre.

– Je ne savais pas à ce moment là qu'il y avait eu d'autres meurtres.

– Nous ne pensons pas que ces affaires soient liées, mentit Beck, observant la réaction de son interlocuteur.

– Eh bien, vous devriez sans doute reconsidérer la question.

L'expert attrapa la tablette et tapota sur l'écran quelques instants avant de reposer l'objet dans son étui transformé en présentoir. « Regardez. » La fenêtre était partagée en deux : d'un côté, la vidéo arrêtée sur un plan large du corps accroché à l'échafaudage, et de l'autre, la photo d'une statue exposée dans un musée et trouvée sur internet.

– La Vénus de Millo, annonça Molinari, visiblement contrarié.

– Difficile pour un non averti de faire immédiatement le rapprochement, le réconforta O'Connod. Et si mon hypothèse est la bonne, cela confirme ce que je vous ai dit il y a quelques jours.

– C'est à dire ?

– Votre meurtrier est bien un artiste, ou du-moins, il pense l'être.

Beck fouilla dans sa parka et sortit de ses poches quelques vieux papiers froissés parmi lesquels se trouvaient plusieurs clichés. Il en conserva un et rangea les autres documents là où il les avait trouvés.

– Et ça, ça vous dit quelque chose ? demanda le sergent en tournant la photo sur la table afin que O'Connod puisse l'examiner.

– À première vue, non. Mais si cela fait référence à une œuvre connue, il faudrait que je fasse des recherches un peu plus poussées pour en avoir le cœur net.

– Très bien doc. En attendant, enfilez de quoi être présentable, vous venez avec nous.

Molinari et O'Connod regardèrent Buckowsky respectivement surpris et intrigué.

 

La salle principale était pleine à craquer. Depuis le dernier débriefing de Beck, la rumeur selon laquelle les enquêteurs étaient de nouveau sur la piste d'un tueur en série s'était répandue comme une traînée de poudre dans le commissariat. Une affaire de cette ampleur avait, bien entendu, éveillé l'intérêt de tous les policiers de la brigade déçus de ne pas avoir participé à l'arrestation de Wallace et beaucoup d'entre eux, de l'officier au simple patrouilleur, avaient tenu à être présents pour connaître l'avancement de l'enquête et participer à la traque du serial killer.

Beck, flanqué de Molinari et O'Connod, roula un bref regard sur l'assemblée. « La dernière fois que ma présence a réuni autant de monde, c'était pour mon divorce ! » lança le sergent en aparté. Alors que des rires éclataient au premier rang, le capitaine lança un regard réprobateur à Buckowsky. Puis il se racla la gorge avant de prendre la parole :

– Messieurs, asseyez-vous. Comme vous le savez, nous pensons que nous n'avons pas deux mais quatre homicides non élucidés sur les bras. Au vu du mode opératoire des deux premiers meurtres et des premiers éléments d'enquête concernant ceux de Rose Appleton et Marie Pacôme, il est possible que ces quatre affaires soient liées. J'ai donc demandé au sergent Buckowsky de vous présenter un profil du meurtrier afin que vous puissiez travailler au mieux. Sur la demande du sergent, le docteur O'Connod, ici présent, nous aidera sur cette enquête. Expert en art et sciences de l'art, il a, en de nombreuses occasions déjà, collaboré avec la police et il interviendra pour nous en tant que consultant. Je vous demande donc d'être très attentif aux informations qui vont vous être communiquées durant ce briefing. Sergent... Le capitaine se recula légèrement pour faire place à Beck qui s'assit maladroitement sur le côté du bureau.

– Merci capitaine pour cette introduction si... pertinente. Bon, la mauvaise nouvelle c'est que si on fait pas correctement notre boulot, ces meurtres vont continuer ! La bonne nouvelle, comme l'a dit notre cher capitaine, c'est que ces quatre affaires n'en font qu'une.

– Mais comment ces affaires pourraient être liées puisque Wallace est toujours sous les verrous ? intervint dans la salle l'un des policiers en uniforme.

Beck fit un signe de tête à Molinari qui s'approcha du tableau blanc pour y accrocher, aux côtés des autres photos et divers éléments d'enquête, les portraits agrandis des trois victimes.

– Marie Pacôme et Théodora Hellis, toutes deux étudiantes à la faculté des arts et des lettres, énonça l'inspecteur, désignant tour à tour chacun des clichés. Rose Appleton, passionnée de peinture et membre actif d'un forum de discussion autour de la représentation artistique dans la société d'aujourd'hui ; et enfin, Catherine Beaumont, galeriste. Ce n'est pas une coïncidence. Le tueur ne choisit donc pas ses victimes au hasard. Il les sélectionne méthodiquement, apparemment en fonction de leur sensibilité artistique. Alors soit il s'agit d'un imitateur, soit on n'a pas enfermé le bon coupable.

Beck fit une moue sceptique.

– Notre client profile ses proies exactement comme on le fait en ce moment même avec lui, puis il les piste et planifie ensuite longuement ses meurtres. Il adore ça ! Il se les répète encore et encore dans sa tête jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus, jusqu'à ce que le passage à l'acte soit la seule issue, la seule façon pour lui d'assouvir ses pulsions.

– On sait qu'il a mis en scène chacun de ses meurtres de façon à évoquer des œuvres connues, ajouta Molinari en attrapant deux photographies sur la partie gauche du tableau pour les coller sous les portraits des victimes.

– Il est violent et charcute froidement ses victimes mais ce qui le fait bander, c'est pas la mise à mort, non, c'est le travail qu'il opère ensuite sur les corps. Cette mise en scène qu'il s'est passée et repassée des dizaines de fois dans sa tête. C'est seulement là qu'il prend son pied !

– Le Modèle Rouge, pour les pieds retrouvés dans la chambre du Miramar, dit Chris en pointant du doigt la première photo et La Vénus de Millo, pour le corps exposé derrière la faculté des arts...

– Il reproduit des putains d’œuvres d'art avec les cadavres de ses victimes. Le gars se prend pour un foutu artiste !

– Si je puis me permettre, sergent, je pense que vous faites erreur sur ce point, rectifia O'Connod, les yeux rivés sur les photos des corps exposés sur le tableau.

Beck fixait O'Connod, attendant avec une impatience non dissimulée qu'il poursuive son raisonnement. Remarquant son absence, il attira son attention, le poussant à continuer d'un geste agacé de la main.

– Veuillez m'excuser. Je ne suis pas habitué à tout ça. (L'expert s'éclaircit la voix avant de reprendre.) Les meurtriers et les motivations qui les poussent à commettre leurs actes ignobles ne font pas vraiment partie de mon domaine d'expertise, mais concernant l'auteur de ces mises en scène, il y a toutefois un point sur lequel je peux apporter une précision.

– Vous êtes là pour ça, doc. !

– Cet homme ne se prend pas pour un artiste, C'EST un artiste ! Ce qui pour vous est une scène de crime, représente pour lui un tableau, une œuvre d'art à part entière. Il cherche à transcender des œuvres existantes, à leur donner vie.

– En résumé, c'est un taré ! lança un policier dans la salle, suscitant quelques rires autour de lui.

– C'est surtout un passionné, un esprit brillant que vous auriez tort de sous-estimer, même s'il souffre certainement d'un manque réel de reconnaissance.

– Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? demanda un inspecteur en civil.

– Le fait même qu'il utilise des modèles. Il pourrait innover, partir de zéro. Au lieu de cela, il se contente de copier des œuvres existantes. Soit, il est mû par une sorte de frustration inconsciente : l'impression de ne pas avoir le talent nécessaire pour créer lui-même. Soit, il pense que nous n'en avons pas suffisamment pour reconnaître son travail à sa juste valeur. Dans les deux cas, c'est bien la reconnaissance qu'il recherche à travers ses actes.

Molinari résuma les informations qui venaient d'être données :

– On a donc à faire à un esprit particulièrement complexe, mais brillant, avec des connaissances artistiques pointues. Mais aussi à quelqu'un de méticuleux, capable de découper froidement un corps et qui exulterait dans sa mise en scène, c'est bien ça, docteur ?

– Tout à fait. Je pense également, comme vous, que le meurtre n'est pas sa motivation première. Comme je vous l'ai dit, il croit accomplir quelque chose de grand et souhaite le partager avec nous.

Au fil de leurs interventions, les remarques de Buckowsky, Molinari et O'Connod semblaient s'enchaîner de plus en plus naturellement, donnant, telle une joute verbale, un rythme tout particulier au briefing.

– Ouais, il cherche à nous passer un message, ajouta Beck.

– En quelque sorte, oui. Il souhaite offrir sa vision au monde. Il pense détenir la vérité et tente de nous en convaincre. La personne que vous recherchez aime échanger autour de sa passion. Il évolue forcément dans le monde de l'art. C'est quelqu'un de sociable qui apprécie les grands débats, sans pour autant attacher la moindre importance à l'avis des autres. Si c'est quelqu'un d’exalté qui peut parfois se montrer impulsif, il est également calculateur, méthodique et a suffisamment de contrôle sur lui-même pour réaliser son œuvre.

– Ok. Nous devons donc nous concentrer sur des personnes vivant de l'art : artistes, exposants, conférenciers, étudiants, ou professeurs. En gros, toute personne ayant un rôle à jouer dans ce milieu. Les victimes étant toutes des femmes entre vingt et quarante ans, ajouta Beck, notre client est sûrement un homme dans la même tranche d'âge. Doc., quelque chose à ajouter ? (L'expert fit signe que non de la tête.) Ok. Les gars, vous savez ce que vous avez à faire. Alors, au boulot !

Tandis que, dans une certaine effervescence, les hommes regagnaient leurs postes tout en commentant la réunion à laquelle ils venaient d'assister, Beck observait O'Connod, apparemment plongé dans une profonde réflexion.

– Qu'y a-t-il, sergent ?

– Chais pas trop... je repensais à ce profil et vous savez quoi ? Plus j'y pense, et plus je me dis qu'il me rappelle quelqu'un. Qu'en pensez-vous, demanda-t-il en lançant un signe de tête en direction de la fenêtre. Ça vous dit rien ?

– Je suppose qu'il y a un peu de nous dans chacune de nos expertises, dit-il simplement en observant son reflet dans la vitre.

Alors que la plupart des policiers avait vidé la salle, les inspecteurs Spade et Calagan s'approchèrent des deux enquêteurs et de leur capitaine. Ils les saluèrent et alors que Spade, un cure dents à la bouche, s'installait nonchalamment dans un fauteuil près du bureau, Calagan se lança :

– On a rendu une petite visite à Donna Lewis et James Mc. Ray. Les deux noms que nous a communiqués Molinari. Donna Lewis a fait un beau mariage, comme on dit. Elle est l'épouse d'un jeune héritier, apparemment « bien sous tous rapports », précisa-t-il, dessinant des guillemets du bout de ses doigts. Et elle s'occupe de leur maison.

– Vous auriez dû voir cette baraque, chef ! coupa Spade, jouant avec son cure dents, le faisant glisser d'un côté à l'autre de sa bouche. Un vrai château !

– Ouais... Bref, elle est, bien sûr, passionnée de peinture et a complètement craqué en apprenant la mort de son amie. Quant à James Mc. Ray, c'est un homme d'affaires influent. Mais sa passion pour la peinture ne fait aucun doute.

– Tu m'étonnes ! Je me demande comment les murs de sa baraque peuvent encore tenir sous le poids de tous les tableaux qu'il y a accrochés !

– Ouais. En tout cas, lui et sa femme semblent heureux en ménage, ils ont deux enfants, et pas de casier. Ah, et on est également passés par le cybercafé que le dénommé Jimy utilisait pour sa correspondance avec la victime. Selon le gérant il s'agirait en fait d'un certain Daryl Montgomery. Regardez un peu ce qu'il nous a donné. (Spade tendit un document à Molinari.) Il demande à tous ses clients des pièces d'identité qu'il photocopie et conserve dans ses archives. Apparemment, le jeune Daryl serait bien étudiant à la fac des arts et des lettres, mais dans la section littérature.

– Merci les gars. On va aller interroger ce Daryl, décida Molinari sous le regard perplexe de son sergent. Ben quoi ? Si vous ne voulez pas venir avec moi, je peux y aller seul !

– Ah mais non, p'tit gars, je ne manquerais ça pour rien au monde !

– Attendez ! Vous repasserez par le Carlton par la même occasion, ordonna Mendez. Et je veux que vous emmeniez le docteur O'Connod avec vous, atjouta-t-il en désignant l'expert de son doigt pataud.

L'homme, qui tentait de se faire discret, trop heureux de se trouver au cœur de la brigade criminelle, parut surpris qu'on se souvienne de lui et plus étonné encore qu'on requière sa présence sur une scène de crime.

– On doit savoir une fois pour toutes si cette nouvelle affaire est liée aux précédentes, histoire que je ne sois pas pris à défaut par la presse une fois encore ! reprit le capitaine, foudroyant ses deux enquêteurs du regard. Et puis, il pourra toujours vous donner un avis sur la scène.

– Entendu capitaine. Je dois juste passer par l'accueil avant, précisa Molinari.

– J'ai pas fini, inspecteur ! On a reçu ceci du labo, informa Mendez en tendant un dossier à son sergent.

Beck découvrit la mauvaise nouvelle dans la petite chemise en carton. Les résultats des analyses de sang prélevé sur la hache retrouvée chez Wallace étaient enfin arrivés :

 

« Expertise ADN : Celé N°128 – 1247 

(Arme contondante classe 2 : HACHE – Classification Type R13)

Expertise demandée pour comparaison ADN.

Résultat préliminaire d'analyse : SANG HUMAIN. 

Résultat complémentaire : Groupe AB+

Comparaison ADN / Mattew Wallace : positive 99% »

 

– Il semblerait que vous vous soyez planté pour Wallace. J'ai déjà une ribambelle d'avocats et le procureur sur le dos, attendant des comptes et une libération immédiate. Je vais donc être obligé de remettre en liberté notre suspect numéro un avec, en sus, les plus plates excuses de la criminelle. Alors vous deux, vous avez intérêt à me trouver du concret et vite ! Car si je dois perdre la face une seconde fois, vous vous risquez de perdre bien plus encore ! C'est compris ?

Molinari acquiesça et quitta la salle suivi de Beck et O'Connod. Le sergent avait la mine des mauvais jours. Les résultats du labo lui avaient fait l'effet d'un uppercut en plein visage et ses différents échanges avec Wallace tournaient en boucle dans sa tête comme une rengaine dont on n'arrive pas à se défaire.

 

L'officier de service désigna un jeune homme du regard et informa l'inspecteur qu'il était sur le point d'être emmené pour interrogatoire.

Le suspect était assis sur un banc en bois. Les cheveux en bataille, le regard vide et des poches sous les yeux, le garçon donnait l'impression d'avoir veillé toute la nuit. Il semblait hagard, comme s’il ne pouvait croire que tout cela était réel et espérait se réveiller d’un instant à l’autre. Chris attrapa une chaise qu'il posa à l'envers en face de lui et s'assit à califourchon, les bras posés sur le dossier.

– Bonjour Jack. Je suis l’inspecteur Molinari se présenta-t-il, tendant la main à l'attention du jeune homme.

Jack Rolland serra la main de l'inspecteur.

– T'es pas vraiment là pour ça, mais j’ai deux-trois petites questions à te poser. Tout d'abord, dis moi si ces noms te disent quelque chose...

Les noms de Catherine Beaumont et Théodora Hellis ne provoquèrent aucune réaction chez le jeune homme mais en entendant celui de Marie Pacome, l'étudiant se ferma un bref instant, presque imperceptiblement.

– Tu la connais ?

– Pas vraiment, se défendit Rolland. Pourquoi vous me demandez ça ?

– Tu sais qu’elle a été assassinée ?

Cette fois sa réaction fut bien plus franche. Il se redressa brusquement sur le banc. Molinari poursuivit avant que l’étudiant ne se ressaisisse.

– Elle a été empoisonnée au cyanure, et c’est justement du cyanure qui a été volé à votre fac.

Soudain, Rolland émergea complètement de sa léthargie.

– J’ai rien à voir avec ça !

– Je sais bien, mais il va falloir que tu m'aides, car mes collègues, eux, ils pensent avoir des preuves ! T'étais où il y a deux jours ?

– J’étais en Europe. Si ça s'est passé il y a deux jours, ça peut pas être moi ! Je viens juste de rentrer.

– T'es rentré quand exactement?

– Il y a à peine une heure. Je suis venu directement ici de l'aéroport.

– Et tu es parti quand ?

– Il y a une semaine, après mes TP à la fac. Vous pouvez vérifier, j'ai rien à voir avec tout ça !

– Je passerai l'info à mes collègues, assura l'inspecteur.

Rolland se détendit un peu, comme s’il entrevoyait enfin un dénouement heureux à ce cauchemar.

– Mais comment tu expliques qu'il y ait tes empreintes sur l’armoire ? Ça je vais avoir plus de mal à le justifier.

– Bien sûr que non ! Je suis responsable de l’inventaire, objecta l'étudiant.

– Et ça consiste en quoi exactement ?

– Ben, je répertorie tous les produits qui rentrent ou qui sortent, et une fois par mois j'aide le professeur à réaliser l'inventaire. Normalement, il n'y a que lui et moi qui avons accès à l'armoire. Si un autre élève a besoin d'un produit, c'est le professeur qui le lui donne et veille à ce qu'il soit bien remis à sa place à la fin du cours.

– Comment tu as été choisi pour cette fonction ?

– M. Scott, notre prof, a demandé un volontaire en début d’année. Comme c’est un travail assez barbant et qu’il faut le réaliser après les heures de cours et les TP, il n’y avait pas beaucoup de candidats. Je me suis donc dévoué.

– Et c’est grâce à cet inventaire que votre professeur a pu déterminer exactement ce qui a été volé.

– Je suppose, oui. Le dernier date de la semaine passée, juste avant mon départ.

– Mes collègues pensent que tu aurais pu revenir plus tard pour forcer l’armoire…

– Et pourquoi j'aurais fait ça puisque j'ai la clé ? En plus, je passe déjà mes journées à manipuler des produits chimiques jusqu’à l’overdose, je n’ai aucune envie de faire des heures sup !

– Et Marie Pacôme, alors, comment tu las connais ? Je sais que tu ne l'as pas tuée mais il faut que tu me dises la vérité.

– C'est... enfin c'était l'ex de mon coloc' ! lâcha Rolland, penaud.

– Intéressant ! Et quel est son nom à ton coloc' ?

– Andrew Moss.

 

Lorsque Laplace et Dawson vinrent récupérer leur suspect, Molinari eut un petit sourire en coin en remarquant à quelques mètres de lui, le regard faussement distrait de son collègue, accoudé à l'accueil aux côtés de O'Connod.

– Encore un nom sur la liste des suspects !

– Ouais, ouais... Quand t'auras fini de t'amuser avec tes petits étudiants, tu viendras jouer dans la cour des grands. Je te rappelle qu'on a un tueur en série à attraper !

– Quoi ? Vous doutez toujours que le meurtre de Marie Pacôme soit lié aux trois autres ?

– J'ai pas dit ça. Allez, retournons à l'hôtel ! Ça faisait longtemps !

 

***

 

– Alors, docteur, qu’en pensez-vous ? Qu'avons-nous ici, d'après vous ? commença Molinari en se tournant vers l’expert.

O'Connod eut un léger rictus en découvrant la photo que Beck venait de mettre entre ses mains, mais se recomposa immédiatement un visage froid et impassible.

– Quelque chose qui cloche doc ?

– Non, non, tout va bien. C’est juste que... sans le corps, ça ne saute pas aux yeux immédiatement. Laissez-moi quelques minutes.

Tenant la photo à bout de bras, il tournait autour du ruban adhésif laissé sur le sol, censé représenter l'emplacement du corps. Il s’accroupit, se releva, s'agenouilla de nouveau, et ce, plusieurs fois de suite, comme s’il cherchait à voir la scène sous tous ses angles.

– La poupée était ici, à cet endroit précis. Comme si... (l'expert cherchait ses mots) Comme si la victime la tenait dans ses bras. C'est forcément un élément clé.

– À quoi vous pensez ? interrogea Beck.

– Il y a bien une œuvre qui pourrait correspondre... mais il manque quelque chose. Un élément essentiel. Cette lampe, et ce tronc de femme, c’est très caractéristique, et pourtant...

Il se décala légèrement et plaça la photo dans son champ de vision de façon à avoir le visage de la victime orienté vers lui. Puis il leva les yeux au-dessus du cliché.

– Voilà, là ! Comme cela, c’est parfait ! Regardez.

Il tendit le bras vers le mur, son nouvel emplacement offrant un parfait alignement entre la fenêtre, le buste de la jeune fille et lui. Les deux enquêteurs levèrent les yeux en même temps, et Molinari hoqueta de surprise : à travers la vitre, se dessinait sur un encart publicitaire une tête et un buste de taureau faisant la promotion d'une boisson énergisante.

– Ça par exemple ! s'exclama Molinari. Le légiste et la Scientifique ont-ils vu ça ? Pourquoi n’en ont-ils pas parlé ou du-moins...

– C’était évident ! reprit l’expert, interrompant Chris dans ses tergiversations. Mais l'auteur ne s'est inspiré que d'une partie de l’œuvre originale, d'où mes quelques minutes d'hésitation. De plus, dans le tableau de Picasso, les animaux font partie intégrante de la scène. Sans le taureau, ça ne pouvait correspondre. Mais avec l'affiche, la position des différentes parties du corps et cette lumière éclairant la chambre et symbolisant parfaitement la lampe qui surplombe la scène, il n'y a pas de doute, c’est Guernica.

– Toujours le même mode opératoire ! lança Beck et il y a fort à parier qu'il en soit de même pour le meurtre de Rose Appelton.

 

***

 

La chambre de Daryl Montgomery était l'archétype même du logement étudiant, à la fois fonctionnel et particulièrement confiné. Deux parties distinctes avaient été aménagées selon des styles bien différents. D'un côté, collé à un pan de mur immaculé, un lit bordé avec soin était prolongé d'un petit bureau impeccablement rangé tandis que, de l'autre, les couvertures défaites d'un lit à étage tombaient sur un large espace de travail décoré d'affichettes en tout genre et composé d'une chaise pliante et de deux tréteaux supportant un plateau recouvert de divers livres et dessins.

Vêtu d'un jean et d'une chemise blanche à rayures, le regard fuyant derrière ses lunettes, Daryl avait l'air d'un jeune homme sérieux et réservé qui aurait parfaitement pu se fondre dans la masse des étudiants du campus. Mais une chose était certaine : il n'avait rien de ressemblant avec la photo imprimée sur la carte d'étudiant présentée au gérant du cybercafé. La simple présence de la police dans sa chambre le mettait mal à l'aise et il bredouillait à chaque réponse aux questions des enquêteurs.

– Rassure-toi, Daryl, on sait que tu n'as rien fait de mal. On doit juste savoir comment ta carte étudiant a pu être utilisée par un autre que toi. Tu reconnais ce jeune homme ? demanda l'inspecteur en tendant la photocopie de la carte imprimée par le gérant du cybercafé.

– Ben, oui, c'est mon coloc'...

– Et tu peux nous dire comment la tête de ton coloc' s'est retrouvée sur ta carte étudiant ? coupa Beck, se recroquevillant pour fouiller le bureau d'à côté.

– Alors là, j'en ai aucune idée, répondit le jeune homme presque choqué en récupérant son portefeuille dans le manteau posé sur le lit à côté de son ordinateur portable. (Il ouvrit le petit objet en cuir et le présenta à l'inspecteur.) Regardez, je l'ai toujours avec moi !

– Tous les deux, vous êtes potes ? demanda Beck.

– Avec mon coloc' ? Eh bien... Je ne dirais pas ça, non, répondit le jeune homme, visiblement étonné par la question. Nos horaires ne sont pas les mêmes et on peut pas vraiment dire non plus qu'on ait les mêmes centres d'intérêt.

Beck manqua de se cogner la tête en sortant, un livre à la main, de l'espace confiné aménagé par le colocataire de Montgomery.

– Il suit quel cursus ? interrogea Molinari.

Le sergent montra à son collègue l'ouvrage qu'il tenait entre ses mains.

– Il est en master d'arts plastiques.

L'étiquette collée sur le livre, mentionnant le nom et la section de l'étudiant, confirma les dires du jeune homme.

– Et tu ne saurais pas où on pourrait le trouver, par hasard ? demanda le sergent, l'air de rien.

 

Depuis le meurtre de Théodora Hellis, Beck et Molinari avaient pris leurs marques à force d'arpenter les pavés de l'université et parvenaient désormais à se repérer plus facilement dans le dédale des couloirs. Si leur enquête s'était conclue par une arrestation, les nouveaux cadavres découverts alors que Wallace était sous les verrous tendaient à démontrer l'innocence du professeur. Mais Beck le savait : dans ce genre d'affaire, aucun suspect n'était vraiment innocent et lorsqu'il aurait enfin une véritable piste dans le meurtre de Rose Appleton, les pièces du puzzle s'imbriqueraient d'elles-mêmes. Il en était certain.

Selon son colocataire, Jimy Dent passait le plus clair de son temps en classe. Mais seuls les cours de Matthew Wallace semblaient trouver grâce à ses yeux. Lorsqu'ils arrivèrent devant l'amphithéâtre, la sonnerie venait de retentir et le flot des élèves commençait déjà à s'échapper de la salle.

– Eh bien, ça n'a pas traîné ! lança Molinari, reconnaissant l'homme debout au fond de la salle.

Il se posta dans l'entrée tandis que Beck se fraya péniblement un chemin jusqu'à l'estrade.

– Sergent... Je suis étonné de vous revoir.

– Vous avez une salle mine, vous devriez prendre un peu de soleil.

– Je n'en ai pas vraiment eu le loisir ces derniers jours, mais je ne manquerais pas de suivre votre conseil, sergent.

– On cherche l'un de vos élèves. Un certain Jimy Dent, dit-il en montrant sa photo au professeur.

– Vous m'avez l'air décidément bien perdu dans cette affaire. D'abord, vous fouillez ma propriété... (Wallace approcha son visage de celui du sergent avant d'ajouter comme sur le ton de la confidence :) Et sans mandat. Ensuite vous m'arrêtez et voilà maintenant que vous vous intéressez à l'un de mes étudiants. J'espère que vous avez des preuves solides cette fois, sergent.

– On veut juste lui parler.

– Cela veut-il dire que vous m'avez enfin écarté de la liste des suspects ?

– On ne commente pas les affaires en cours.

– Mais si jamais vous aviez décidé de prendre des vacances, ne partez pas trop loin quand même ! ironisa Beck.

– Bon, Jimy Dent, vous me le montrez !

– Mais bien-sûr. Je suis toujours disposé à aider la police dans sa quête de la vérité. Il me semble l'avoir aperçu pendant mon cours. Attendez... (Wallace, lança son regard dans le fond de la salle.) Là ! Avant dernier rang ! dit le professeur en désignant une rangée près de la sortie.

Beck fit un signe à son collègue et l'inspecteur se dirigea d'un pas soutenu à la rencontre de l'étudiant qui venait de passer son sac sur l'épaule.

– Jimy Dent ? entama Chris.

– Oui.

– Inspecteur Molinari, et là-bas c'est le sergent Buckowsky, on a quelques petites questions à te poser.

– Ah... ? Il y a un problème ?

– Rose Appleton, ça te dit quelque chose ?

– Heu... Non.

– T'en es bien sûr ?

– Ben ouais, pourquoi ?

Beck rejoignit enfin son collègue, légèrement essoufflé :

– Et ça, tu peux l'expliquer ? demanda-t-il en plaquant la photocopie de la fausse carte d'étudiant sur le bureau.

– Ah... ça, répondit le jeune homme, embarrassé. Ben, c'est une carte étudiant...

– Et tu peux nous dire pourquoi c'est bien ta bouille sur la photo, mais pas ton nom ?

– Écoutez, c'est pas grand chose. C'est juste une carte que j'ai utilisée une fois ou deux. Ça me permet d'avoir des réductions dans les cinés ou quand je vais au fast food, je vous assure que c'est tout. Vous êtes là pour ça ? C'est quoi le rapport avec cette fille ?

– Dis moi, tu nous prends pour qui ? Nous, on est de la Crim', p'tit gars, alors soit tu arrêtes de te foutre de nous, soit on t'embarque direct pour homicide ! menaça Beck.

– Quoi ? Attendez, je comprends rien de ce que vous racontez !

– T'as fait quoi, mercredi soir ?

– Mercredi soir ? Chais plus, moi.. Dent marqua une pause. Ah, si ! Je suis allé boire un verre avec un pote... Mais... Vous pourriez pas me dire ce qui se passe ?

En guise de réponse, Molinari posa deux-trois autres questions au jeune homme concernant le déroulement de la soirée et Beck, lui assurant qu'il vérifierait ses déclarations, sortit son carnet de sa poche pour noter le nom de l'étudiant avec qui le jeune homme disait avoir passé la soirée.

– Écoute, on sait que tu as utilisé ta fausse carte étudiant dans un cybercafé à plusieurs reprises, enchaîna Molinari, alors je pense que c'est le moment est venu de bien réfléchir aux réponses que tu vas nous donner.

– Mais je vous mens pas ! La carte, c'est surtout pour la fac. Le truc, c'est que je ne suis plus censé être là. J'ai été viré, il y a un mois. Vous pouvez vérifier. J'ai raté mes derniers partiels et comme c'était pas la première fois, ben, on m'a supprimé ma bourse. Mais je voulais pas tout lâcher alors j'ai décidé de continuer à suivre quelques cours à la fac et de repasser mon année en candidat libre. C'est pour ça que j'ai fait faire cette fausse carte. Sans elle, on pourrait m'exclure au moindre contrôle.

– Bon allez, ça suffit ces conneries ! On l'embarque !

– Hey ! Mais pourquoi ?! J'ai rien à voir avec cette nana, moi !

– Je t'avais dit de bien réfléchir à tes réponses. On sait que tu connais Rose Appleton. On a les copies de messages que tu lui as envoyés sur un forum, enchaîna Molinari.

– Attendez ! Vous parlez du forum de Lodart ?

Beck et Molinari fixèrent l'étudiant, interloqués.

– Je connais ce site, c'est vrai. Mais je n'ai participé qu'à une ou deux sorties, pas plus.

– Pourquoi ne pas nous avoir dit de-suite que tu avais rencontré Rose Appleton par le biais du site ?

– Écoutez, il est possible qu'on se soit croisés mais ce nom ne me dit rien du tout. À la base, je me suis juste inscrit par curiosité. L'idée de rencontrer d'autres passionnés d'art et de partager des sorties pédagogiques me branchait bien. Alors c'est vrai qu'à l'époque où je me suis inscrit j'ai passé pas mal de temps sur le forum mais je ne me souviens pas forcément des noms de toutes les personnes avec qui j'ai tchaté...

– Et c'est tout ?

– Ben, ouais. Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre ?

– Bon, ça ira, Jimy. Tu peux y aller.

Mais comme surpris de voir l'entretien si vite écourté, Jimy Dent resta immobile.

– Le monsieur t'a dit de filer, alors fiche le camps avant qu'on change d'avis !

Sous le ton menaçant du sergent, Jimy Dent ne se le fit pas répéter deux fois et se précipita vers la sortie, saluant brièvement le professeur Wallace en passant devant lui.

Encore une piste qui semblait tomber à l'eau. Beck, dont la patience n'était pas la principale qualité, fulminait intérieurement, se demandant quelle pièce ne collait pas. Plus il avançait dans cette affaire, plus il avait le sentiment qu'on se jouait de lui, comme si quelqu'un anticipait chacune de ses pensées, chacune de ses actions, mélangeant les pièces du puzzle au fur et à mesure qu'il les triait. Pourtant, quelque chose en lui lui disait qu'il avançait inexorablement vers la lumière, que la solution était là, toute proche. Son instinct lui dictait de continuer.

– Alors, sergent, je peux vous aider ? Besoin d'un nouveau suspect à présenter à la justice ?demanda Wallace, tendant ses poignets alors qu'il s'apprêtait lui aussi à quitter l'amphithéâtre.

– Attention qu'on ne vous prenne pas au mot... professeur ! trancha le sergent.

 

***

 

Le petit cliquetis de la serrure signifia au jeune inspecteur qu'il était attendu. Il avait reçu un appel en fin de journée : une invitation à dîner qu'il ne « pouvait refuser » disait le message laissé sur son répondeur. Le hall d'entrée était presque entièrement plongé dans le noir, si bien qu'il fallut quelques instants aux yeux de Chris pour s'acclimater. À une distance qu'il aurait eu du mal à estimer, il aperçut une faible lueur, droit devant lui et se rappela ce long corridor à l'entrée duquel O'Connod les avait reçus Beck et lui, lors leur première visite. Pourtant, cette fois, le hall semblait désespérément vide. Il referma la porte derrière lui et s’engouffra précautionneusement dans le long couloir, parcimonieusement éclairé par les flammes de quelques bougies berçant ça et là les murs de leurs teintes orangées.

Il y a quelqu'un ? Docteur O'Connod ? insista Chris.

Tandis-qu’il progressait d'un pas hésitant toujours plus avant dans la pénombre, le jeune inspecteur posa machinalement une main sur le revolver qu'il portait à la ceinture. Et alors qu'il se rapprochait inexorablement de la lumière, il s'immobilisa soudain sur un spectacle d'horreur : un visage mutilé, sanguinolent et déformé par la douleur ; le visage du docteur O'Connod, étrangement vivant dont les yeux grand ouverts trahissaient encore souffrance et stupéfaction. Molinari eut un mouvement de recul, une flamme mourut dans le couloir et le visage replongea dans les ténèbres. Choqué et désorienté, le jeune inspecteur resta figé un bref instant, cherchant dans le noir le corps d'un mort. Mais lorsqu'il reprit sa marche en avant, s'enfonçant toujours plus dans l'obscurité, il eut alors le sentiment de n'être plus seul.

Déconcertant, n'est-il pas ?

L'inspecteur fit volte-face en reconnaissant cette voix. Charles O'Connod, bien vivant, venait d'apparaître à un mètre de lui, droit comme un « i », un bras dans le dos et un chandelier à la main.

C'est le présent d'un ami, dit-il en approchant la lumière du visage que Molinari avait aperçu quelques secondes plus tôt. Sa peinture est censée représenter le véritable visage des gens. Du-moins, tel qu'il les voit. J'ose espérer que ses talents se cantonnent à l'art et que la psychologie n'en fasse pas partie, ironisa l'homme.

C'est... (Chris, visiblement perturbé, hésita avant d'ajouter :) Très réussi.

Le but de tout artiste est de tendre vers la perfection, de montrer sa vérité. Lorsqu'il s'agit de portrait comme ici, plus on s'approche de la réalité, plus près on est de cette perfection. Mais je vous en prie Cristofo... Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ? demanda l'expert en invitant le jeune inspecteur à le précéder dans ses appartements.

Comment savez-vous... ?

Un léger sourire se dessina sur le visage de l'expert et il répondit au jeune homme avant que ce dernier ait le temps d'achever sa phrase :

– Votre nom est mentionné sur la plaque que vous m'avez présentée lors de votre première visite. Je suppose qu'il était plus simple pour s'insérer de porter un prénom moins... O'Connod hésita. Moins européen, dirons nous. Chris est bien le diminutif de Christophe, n'est-ce pas ? Et compte tenu de vos origines, « Christophe » se dirait plutôt Christofo si je ne m'abuse.

– En fait, c'est Christoforo, Christofo est un diminutif, précisa Chris en pénétrant dans un grand salon chichement éclairé.

O'Connod acquiesça.

– Désolé pour cet accueil quelque peu théâtral mais l'immeuble est ancien et l'installation électrique, peut-être plus encore ! plaisanta l'expert. Personnellement, je m'y suis habitué. Et en fin de compte, j'apprécie même tout particulièrement cette atmosphère feutrée et intimiste : La lumière vacillante des bougies à la tombée de la nuit, ces ombres fantasmagoriques qu'elle projette sur les murs, cette ambiance me porte porte et m'inspire.

Au centre de la pièce, une large table ovale occupait l'espace avec, au milieu, deux chandeliers posés à égale distance, et de part et d'autre, les deux couverts dressés pour l'occasion : assiettes en porcelaine aux formes rectangulaires, service en cristal, et serviettes soigneusement pliées attendaient leurs hôtes sous l'éclairage vacillant des bougies.

– Je vous en prie Christofo, installez-vous. J'apporte le vin et quelques amuse-bouches.

Seul dans le salon, l'attention de Chris fut immédiatement captée par une tête de cerfs trônant au-dessus d'une cheminée en pierres dans laquelle des bûches avaient été entreposées en prévision des froides soirées d'hiver. Le jeune homme ne savait trop que penser de cet ornement, oscillant entre glauque et mauvais goût caractérisé, ce qui, selon le jeune homme, ne correspondait pas vraiment à la personnalité raffinée de son hôte.

– Êtes-vous amateur de bon vin, christofo ? demanda O'Connod du fond de la cuisine.

– Je suis italien... En Italie, on est surtout amateurs de café, plaisanta Chris, s'attardant cette fois, sur les toiles accrochées aux murs du salon.

Affairé à la préparation des petits fours, l'expert renchérit :

– L'un n'empêche pas l'autre ! J'ai eu l'occasion, pas plus tard que le mois dernier, d'apprécier un bon Chianti lors d'un séminaire sur L'art par-delà de l'histoire et, si je dois dire que la conversation n'était pas des plus stimulantes, je conserve cependant un merveilleux souvenir de ce nectar. « Le plus italien des vins ! », dit-on.

Dans le salon, Chris observait une toile dont le dessin lui rappela étrangement la scène de crime du Carlton.

– Vous connaissiez Marie Pacôme...

– Qui ça ?

– Marie Pacôme, répéta Chris, donnant davantage de voix pour se faire entendre. La victime du Carlton, vous avez semblé la reconnaître sur la photo.

L'expert réapparut dans la salle, un plateau apéritif dans une main, une bouteille dans l'autre, et une petite serviette posée sur le bras.

– Connaître est un bien grand mot. Elle assistait régulièrement aux conférences que je donnais sur le campus. Une élève brillante et curieuse de tout, quoi qu'un rien influençable.

O'Connod versa un fond de vin dans l'un des verres et invita son hôte à la dégustation mais celui-ci déclina.

– Vos voisins les français demeurent les meilleurs producteurs de grands cru. J'ai fait venir celui-ci directement de Bourgogne, précisa-t-il en approchant le verre de la chandelle et le remuant délicatement, scrutant le liquide d'un œil éclairé. C'est un Montrachet du domaine Leflaive, précisa l'expert en prononçant ces titres à la française dans un accent aux tonalités americano-germaniques. Il est classé parmi les dix meilleurs au monde... ou du moins parmi les plus chers, rectifia-t-il cyniquement sous le ton de la confidence.

Après en avoir analysé la couleur et la texture, humer l'arôme et humidifié ses lèvres, O'Connod acheva sa dégustation, libérant enfin le breuvage dans sa gorge.

– Un très bon cru ! Même un nom initié devrait apprécier, fit-il en remplissant les deux verres devant lui.

– J'ai été élevé dans une famille très attachée aux traditions et les tables sans vin étaient tout de même assez rares. Je ne suis pas vraiment connaisseur mais j'apprécie une bonne bouteille de temps en temps.

– Voilà qui est heureux ! Je pourrais vous faire découvrir les arts de la dégustation si vous le souhaitez.

Mal à l'aise, Molinari hocha la tête et but une gorgée avant de revenir à Marie Pacôme.

– En quoi notre victime était-elle influençable ?

– Pardon ?

– Marie Pacôme, qu'est-ce qui vous fait dire qu'elle était influençable ?

– Je me souviens d'une conversation que nous avons eue un jour après l'un de mes cours. Elle voulait discuter l'un de mes arguments, mais son raisonnement ne tenait pas la route. Un poète français a dit un jour que la culture ne s’héritait pas, qu'elle devrait se conquérir. J'aime assez l'idée, mais de nos jours, avec Internet et les réseaux sociaux, n'importe qui peut jouer les conquérants, la culture est à la portée de tous. Il est tellement facile de consulter Wikipedia sur son téléphone et s’imaginer ensuite détenir la vérité. J'attends bien plus de mes... élèves.

– Pourquoi ne pas nous avoir dit que vous connaissiez la victime docteur ? demanda nonchalamment Chris, portant son verre à la bouche.

– Je n'en ai pas vu l'intérêt. Je vous rappelle mon cher que je n’étais pas là en tant que témoin mais comme consultant. Je devais découvrir ce que cachait votre scène de crime. Vous aviez besoin de moi pour mettre un nom sur ce tableau, tâche dont je me suis acquitté avec succès.

Le Dr O’Connod marqua une courte pause.

– Ah, puisqu'on parle de cela... Mettez-vous à l'aise, profitez des petits fours, je reviens dans un court instant.

L'homme réapparut quelques minutes plus tard, un livre épais sous le bras.

– Voici la raison de votre présence ce soir : ceci est un ouvrage traitant des peintures caravagesques d'hier à aujourd'hui. Il s'agit d'un courant pictural né dans la première moitié du XVIIème siècle, portant le nom du peintre lui ayant donné vie : Amerighi da Caravaggio. Un italien, comme vous. Vous devriez apprécier ! fit-il d'un ton décalé. L'homme a vécu comme il a peint. C'était un véritable artiste ! Habité, tranché et plein de fougue... (Tout en déroulant son exposé, O'Connod faisait défiler les pages, dévoilant de nouvelles peintures toujours plus crûes, souvent morbides, mais toujours étrangement réalistes.) Son œuvre, tout comme le courant qui en a découlé, est puissante et novatrice. Elle mêle naturalisme, réalisme et même érotisme dans une brutalité parfois excessive et sans bornes. Regardez comme cette toile ressemble à s'y méprendre à une photographie. On a véritablement l'impression d'assister à la scène ! La peinture nous plonge dans l'instant et l'époque. On sentirait presque l'odeur du sang qui coule de cette tête tenue à bout de bras par son bourreau.

– Vous pensez que notre meurtrier se revendique de ce courant ? Qu'il cherche, en quelque sorte, à poursuivre le travail de cet artiste ?

– Ce n'est pas impossible. Il y a, dans les photographies que vous m'avez montrées, cette même ambiguïté entre le travail de l'artiste et la réalité. La photo que vous avez prise ressemble à une toile qui se veut elle-même aussi proche que possible de la réalité. Le point commun de ces travaux semble être cette recherche de la vérité. Mais ce n'est pas l'unique raison pour laquelle je vous parle de ce courant.

Chris, intrigué, attendait la suite, tentant maladroitement de masquer son impatience. L'expert ouvrit l'ouvrage à la page qu'il avait pris soin de marquer au préalable.

– Que pensez-vous de cette peinture ?

Le jeune homme marqua un temps d'arrêt, comme s'il tentait de se remémorer quelque souvenir.

– Cela ne vous évoque-t-il rien ? Regardez... Le bureau, l'enfant se tenant droit, le regard fixé sur son image dans le miroir.

– C'est la même mise en scène que celle du meurtre de Rose Appleton... se hasarda le jeune inspecteur.

– Sauf qu'il s'agit ici d'une peinture de Giovanni Do réalisée dans le courant du XVIIème, et justement inspirée par le courant de Caravagio.

– Encore une imitation ! Beck avait raison. La personne qui a commis les trois autres meurtres a également tué Rose Appleton.

Chris prit un instant avant d'assimiler les conclusions que son cerveau avaient déjà tirées depuis bien longtemps :

– On cherche bien un seul et même tueur !

– Possible, fit O'Connod, une lueur de fierté dans son regard. Mais attention mon jeune ami ! Dans l'art comme dans la vie, les apparences sont souvent trompeuses. Je vous ressers un peu de vin ?

Dehors, la lune était déjà haut dans le ciel et, en quelques minutes, les dernières lumières qui émanaient des immeubles bigarrés s'éteignirent les unes après les autres.

 

***

 

Son matelas s'enfonçait toujours plus sous son poids tandis que Beck, ne parvenant à trouver le sommeil, faisait rouler son ventre d'un côté puis de l'autre du lit. S'il aurait aimé simplement fermer les yeux et trouver enfin un peu de repos, ses tentatives semblaient vaines. Devant lui, défilaient inlassablement schémas, compte-rendus d'interrogatoires, rapports d'analyse et les corps des victimes, macabrement mis en scène par le Gribouilleur. Il revoyait les visages des suspects que l'enquête avait placés sur son chemin. Et les mots de Charles O'Connod résonnaient inlassablement dans sa tête : « C'est un passionné, un esprit brillant que vous auriez tort de sous-estimer... ».

Après maintes tergiversations, Beck finit par s'extirper des draps enroulés autour de ses jambes pour se lever et se diriger vers la salle de bains. Le ventre nu, un caleçon pour seul vêtement, il avait sorti son instrument au dessus des toilettes et faisait ce qu'il avait à faire lorsque son regard tomba sur la fiole de métal débordant parmi les détritus de la petite poubelle en plastique. Il balaya d'un hochement de tête l'image qui lui vint à l'esprit et une fois sa petite affaire réglée, descendit à la cuisine se préparer un remontant. Il alluma la gazinière et pendant qu'un fond de café chauffait dans la casserole, il fit les cent pas dans la pièce, tentant en vain de faire le vide dans son esprit. « Et merde ! » finit-il par lâcher en ouvrant l'un des placards de la cuisine pour récupérer la bouteille de Scotch cachée derrière des boîtes de conserve. Puis il attrapa la casserole et versa le fond dans une tasse avant de regagner le salon avec son café et son whisky.

Installé dans son fauteuil, il redressa un petit verre abandonné sur la table basse, le remplit à moitié et hésita un instant avant de le porter à ses lèvres. Les yeux fermés, il respira l'odeur du malte sans parvenir, cette fois, à y prendre le moindre plaisir. La main tremblotante, il reposa le verre sur la table et le couvrit avec la sous-tasse de son café. Les images étaient toujours là, frustrantes et castratrices, obscurcissant ses pensées et brouillant son esprit. Il fallait qu'il fasse le vide, qu'il renoue avec lui-même. Alors qu'il approchait la main de sa tasse, son regard accrocha la bouteille posée au pied de la table. Il s'immobilisa quelques instants et finit par s'en saisir pour la porter nerveusement à ses lèvres et boire au goulot plusieurs rasades d'un trait. Puis, esquissant à peine un léger signe d’écœurement, il recommença, une fois, deux fois... Jusqu'à ce que seul subsiste l'ivresse, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus une goutte d'alcool dans la bouteille et que plus aucune pensée ne vienne troubler son esprit.

Lorsqu'il se réveilla, Beck avait l'impression que son crâne allait exploser mais ses idées étaient enfin claires. Il se cogna contre la table basse en se levant pour attraper sa parka abandonnée sur le divan, sortit son téléphone de la poche et composa le dernier numéro sur les trois enregistrés dans son répertoire. 

 

À suivre...

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Épisode 1

Épisode 2

Épisode 3

Épisode 4

Épisode 5

Épisode 6

 

Part.1 

(épisodes 1,2 & 3)

Part. 2 

(épisode 4)

Part. 3

(épisode 5)

Part. 4

(épisode 6)

Part. 5

(épisode 7)