24 May

Road to Valhalla - Une histoire d'Assassin's Creed

Publié par lechanoir

Road to Valhalla - Une histoire d'Assassin's Creed

 

Le chemin du Valhalla

 

(An Assassin’s Creed story)

 

 

      (Pour une lecture plus agréable Accéder à la version PDF ici)

 

 

 

  Quelque part, dans un village côtier de Norvège, le Jarl de Eventyr, nonchalamment installé sur son trône, écoutait avec une oreille attentive le compte rendu de son interlocuteur. L’apparence de ce dernier tranchait avec celle de l’homme du Nord : portant un manteau lui descendant aux mollets et cintré à la taille, il était de stature moyenne et affichait un visage oblong marqué par les années. Il avait la moustache fine, des cheveux noirs, et une barbe très bien taillée, tant et si bien que seuls les tatouages qui soulignaient son regard, et son crâne rasé au-dessus des oreilles, sous sa longue chevelure tressée trahissaient son appartenance au clan.

     – Sous ses airs avenants, Harald est froid et calculateur. C’est un homme ambitieux, qui s’est entouré d’hommes qui le sont tout autant que lui. Peut-être même davantage, et qui sauront exploiter ce trait de caractère.

     – Et en quoi cela me concerne ?

    – Tu vois bien ce qui se passe ! Tout le sud du pays lui appartient désormais. Il n’y a pas un village qui ne soit tombé sous sa coupe, de gré ou de force. Et lorsqu’il aura obtenu le soutien des Jarls de Lade, il pourra traverser le pays et s’attaquer aux contrées du nord, et rien ne l’empêchera alors de frapper aux portes d’Eventyr.

    – Je connais Harald et je peux t’assurer qu’on ne l’intéresse pas. On n’a ni fortune, ni esclaves, il n’y a rien ici qui pourrait attiser sa convoitise.

     – Harald deviendra roi de Norvège… de toute la Norvège ! Et tu peux être certain que pour y parvenir il massacrera tous ceux qui refuseront de se soumettre et tranchera la tête de leurs chefs. De plus, nous avons un port. Si Eventyr tombait sous son contrôle, il pourrait utiliser nos installations pour compléter sa flotte. Car si Harald veut devenir le premier roi de Norvège, les ambitions de Logbar sont plus grandes encore. Je suis certain qu’il vise l’Angleterre.

     – S’ils viennent à nos portes, nous nous défendrons et, armes à la main, nous nous battrons.

     – Et, armes à la main… vous périrez.

     – Si telle est notre destinée, se renfrogna l’homme.

     – Mais rien n’est écrit, mon ami ! Il y a une autre façon de faire. Tu ne peux combattre Harald et son armée ; il aura des centaines, voire des milliers d’hommes.

     – Si tu me dis tout ça, c’est sûrement que tu as d’autres plans en tête.

     – Tu dois attaquer le premier.

     D’un ton tonitruant, le Jarl s’exclama :

     – Ha ! Donc tu veux que je meure… plus tôt ! railla-t-il. C’est donc ça ton idée !

     – Non, tu dois agir dans l’ombre, te faire discret, te montrer prudent... et le moment venu, couper la tête du serpent. Tu dois éliminer Logbar.

     – Je suis un guerrier, Chrétien, un Viking ! Et je ne tue pas les gens dans leur sommeil !

     L’anglais baissa la tête.

     – Alors, des milliers de gens mourront.

    

     Des peaux de bêtes tapissaient l’intérieur de la maison en bois. L’âtre au pied du demi-mur nord réchauffait la demeure, et la soupe du soir bouillonnait au-dessus du feu. Assis à la petite table en face de la cheminée, Aydan aiguisait son épée avec la minutie d’un maître forgeron. Il n’y avait que deux raisons possibles à cela, et sa fille le savait pertinemment : soit de nouveaux dangers guettaient, soit il était préoccupé.     

     – Père, que se passe-t-il ? Vous n’avez plus rien dit depuis que vous êtes rentré.

     L’homme ferma les yeux, et soupira avant de se décider à sortir de son mutisme :

     – C’est Eivor. Il continue de penser comme un Viking.

     La jeune femme regardait son père de ses yeux mutins, des yeux si clairs qu’on les aurait dits plus gris que bleus. La peau blanche et le visage poupon, des cheveux blonds tressés tout autour, à la grande loterie de Freya, Beylé avait apparemment plutôt hérité des traits de sa mère.

– Peut-être parce que c’est un Viking, sourit la jeune femme.

    – Je le sais bien. Mais on dirait un enfant ; il ne se rend pas compte du danger, ou du moins de ses conséquences.

– Il est ainsi, la mort ne l’effraie pas.

      – Il y a une différence entre ne pas craindre la mort et l’appeler de ses vœux. La barrière entre bravoure et stupidité est parfois mince. Et s’il ne s’agissait que de lui… Ce sont ses hommes qui risqueront leur vie quand Harald parviendra aux portes de Eventyr. Et au-delà du devenir du village, qu’adviendrait-il si Harald était couronné ? Quelles seraient les conséquences pour l’Angleterre et la Chrétienté ?

     La jeune femme réprima un sourire afin de reprendre son sérieux.

     – L’Angleterre est bien loin des préoccupations d’Eivor. Tu as appris de lui, comme lui de toi, mais tu ne peux lui reprocher d’être ce qu’il est. Tu ne le convertiras pas, mais s’il est bien une chose qui est pour lui d’égale importance que les dieux, c’est son peuple : il fera tout pour protéger les siens.

     – "Les..." dieux ? lança l’homme, dardant sa fille d’un regard en coin.

     – Ses dieux…

     – Ma fille, sais-tu pourquoi tu t’appelles Beylé ?

     – En hommage à la déesse Beyla ; mère m’a souvent raconté cette histoire.

     – Cest vrai, mais sais-tu ce que Beylé représente ? (Il attendit une réponse, mais la jeune femme n’en avait pas :) L’abeille. C’est ce qui m’a plu lorsqu’il a été question de te choisir un nom. Ta mère voulait que celui-ci rappelle le mélange des peuples et des cultures. Et c’est ainsi qu’elle t’a éduquée. Elle a souhaité que telle une abeille, tu t’imprègnes de toutes les coutumes, de toutes les religions. Tu es riche à la fois des traditions qu’elle t’a transmises, et de l’enseignement que je t’ai donné, mais souviens-toi bien d'une chose, ma fille : il n’y a qu’un seul dieu. Et si d’autres croyances existent, c’est que Dieu l’a permis, mais ce ne sont que…

     Le chrétien fut interrompu dans son sermon par un homme qui frappa à la porte :

     – Aydan, le Jarl te demande.

     – Je te rejoins, répondit-il sans quitter sa fille du regard. Puis il scruta une dernière fois les deux côtés de sa lame avant de la ranger dans son fourreau, satisfait, et de rejoindre l’homme à l’extérieur de la hutte. Beylé l’avait suivi d’un regard circonspect, à la fois préoccupée par la convocation du Jarl et frustrée de ne pas avoir pu répondre à son père.

 

     La nuit était tombée depuis longtemps déjà sur le village enneigé, mais peu de temps s’était finalement écoulé depuis qu’Aydan avait rendu compte de sa mission à Lade. Seul dans la grande salle, ou du-moins, seule âme encore éveillée, Eivor trônait, l’air pensif, sur son siège en bois massif recouvert de fourrures.

   – Tu voulais me voir ? demanda Aydan.

   – J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit, et tu as raison sur un point : nous ne pouvons rester les bras croisés à attendre que Harald frappe à nos portes. Mais je ne peux agir en personne et il est hors de question de lui déclarer la guerre…

     – Je pourrais m’en charger si c’est ce que tu souhaites.

     – Quel est ton plan ?

     – Je te l’ai dit, si tu coupes la tête du serpent, d’autres pousseront, nous devons éliminer Harald et tous ceux qui sifflent à son oreille.

     – Et tu as des noms ?

  – Logbar pour commencer, son bras droit ; sûrement le plus ambitieux de tous, et sournois comme une hyène !

     Le Jarl regarda Aydan, intrigué.

     – C’est un animal qu’on trouve essentiellement dans les terres arides, par-delà les océans et les mers. Ça ressemble à un gros chien, mais on dit que ces bêtes rient comme des bébés pour attirer leurs proies.

     – Tu en as déjà vu ? demanda Eivor, apparemment sincèrement intéressé.

     – Des hyènes ?... Heu… Non.

     – Très bien, continue. Tu me parlais de Logbar...

     – Selon mes informations, Harald ne prend aucune décision sans consulter son devin, Emryll. Et apparemment, Logbar et lui complotent souvent ensemble. Ce sorcier fait régner la peur sur les villageois et les sacrifices sont légion. Même tes dieux n’exigeraient pas autant de morts ! Nous ne devons pas tergiverser, il faut les éliminer tous les trois !

     La décision du Jarl ne se fit pas attendre :

     – Très bien. Prends quelques hommes avec toi, et partez avant l’aube.

     – Cela attirerait trop l’attention. Je dois le faire à ma manière ou cette entreprise échouera.

     Le Jarl réfléchit un court instant.

     – Tu veux partir seul… devina Eivor.

     – Oui. Personne d’autre parmi tes hommes n’est capable de s’infiltrer dans un village et éliminer des cibles de ce rang sans se faire repérer.

     – Parmi les hommes, peut-être pas. Par chance, les hommes ne sont pas les seuls à savoir se battre, dit une voix dans l’ombre. La silhouette de Beylé se dessina à lueur des bougies et de l’âtre qui brûlait au centre de la pièce. "Je viendrai avec vous, père." Conclut-elle d'un ton qui ne prêtait aucune équivoque.

     Le Jarl l’accueillit poliment, mais un léger sourire trahissait son contentement.

     – Beylé.

     – Jarl Eivor, répondit la jeune femme, lui rendant la politesse… et son sourire.

     Le visage du chef de clan s’ouvrit encore un peu plus, tandis qu’Aydan hochait la tête en direction de sa fille, une certaine fierté dans le regard.

     – Bien, il semblerait que la chose soit entendue, alors qu’Odin soit avec vous, mes amis !

 

     Située au nord-est de Nidaros, le quartier de Lade dominait la ville côtière, tel le dieu Thor veillant sur Asgard. En ce début de soirée, fermes, maisons fosses partiellement creusées dans le sol, et maisons longues illuminaient la péninsule de leurs feux. Habituellement calme en cette heure de la journée, les lieux fourmillaient d’activité sous les yeux d’Aydan et Beylé. Un genou à terre, les deux espions se tenaient au bord d’une falaise surplombant la vallée. En dessous et autour d’eux, le vide, et au pied de l’à-pic, le toit de la plus grande habitation de Lade. Symbole du pouvoir du Jarl, la maison « bateau » était également l’endroit où se prenaient toutes les décisions politiques du comté. Une maison que les deux espions connaissaient bien puisque leur dernière visite ne remontait qu’à quelques jours en arrière.

     De leur position, ils observaient la foule s’amasser devant l’entrée.  

     – Souviens-toi de mes enseignements, ordonna Aydan : on ne tue que si c’est absolument nécessaire ; il y aura des fermiers, des femmes et des enfants ; nous avons nos cibles, ce sont elles nos priorités. On agit dans l’ombre, on accomplit ce pour quoi on est venu et on disparaît. Personne ne doit savoir qu’on était là. Et… on veille l’un sur l’autre, mais si jamais les choses venaient à mal tourner, je ne veux pas que tu interviennes !

     – Mais père, le crédo…

     – Il n’y a pas de « mais », rabroua Aydan, tu feras ce que je te dis ! Si la mission est un échec, tu devras rentrer à Eventyr et prévenir Eivor, conclut-il fermement en se redressant. Il observa une dernière fois la ville qui illuminait la vallée, et la mer au loin, éclairée par la lune. Puis, il releva sur sa tête le capuchon de son manteau doublé de laine et bordé de fourrure. D’un geste étonnamment gracieux, Beylé l’imita. Le vent faisait claquer leurs longs et épais manteaux, cintrés à la taille par une large ceinture en cuir d’où courait une longue étoffe de couleur écarlate. Tous deux se lancèrent un regard entendu, hochèrent la tête, puis se jetèrent dans le vide, tête la première, bras écartés. La chute était vertigineuse, mais parfaitement fluide et contrôlée. À quelques mètres à peine du sol, père et fille, maître et apprenti, réalisèrent une roulade acrobatique avec une étonnante facilité, se rétablissant in extremis pour atterrir sur leurs pieds, une quinzaine de mètres plus bas.  

     Les visages enfoncés sous leurs capuches, le duo se mélangeait aux villageois dans une chorégraphie maîtrisée, se faufilant parmi la foule grâce à quelque mouvement maintes et maintes fois répété. Petit à petit, ils remontaient la file jusqu’aux portes de la grande maison, et pénétrèrent ainsi sans difficulté dans la grande salle où hommes et femmes festoyaient, choppes de bière à la main.

     S’étirant de toute sa longueur, la maison était spacieuse, et accueillait déjà plus d’une cinquantaine de personnes. De nombreuses poutres et colonnes en bois soutenaient la structure et les deux pans principaux du toit, ajoutant à l’impression de profondeur. Une multitude de bougies et quelques petits foyers mettaient en valeur l’intérieur de la salle dont des peaux de bêtes, des parures en tissus, des armes et des boucliers décoraient les murs. Enfin, au milieu de la pièce, encadré par plusieurs tables en bois, un large espace cimenté d’un mélange de terre et de pierres abritait les braises incandescentes destinées à la fois à réchauffer les hommes et préparer leurs repas.

     Le Jarl, qui trônait avec son épouse à l’extrémité nord de la salle sur de magnifiques sièges en bois gravé, se leva, une coupe en argent à la main, et fit face à la longue tablée se dessinant devant lui :

     – Hommes et femmes de Nidaros, déclama-t-il, une grande alliance a été conclue aujourd’hui. À partir de ce jour, le nord et le sud… (Il marqua une pause pour ménager son effet avant de reprendre plus fort encore :) … sont alliés ! (Des hourras raisonnèrent dans la salle.) Harald à la belle chevelure, tu es un homme du Nord désormais, alors, à toi de parler !

     Séparés par la foule, Aydan se tenait à quelques mètres de distance de sa fille ; d’un hochement de tête il désigna les deux personnages assis à la droite de Harald. Un homme au manteau de plumes noires et au visage maquillé chuchotait à l’oreille d’un second à forte corpulence, au crâne dégarni mais à la barbe grise, longue et touffue. Paré de nombreux bijoux autour du cou, de bracelets aux poignets et de bagues serties de diamants aux doigts, ce dernier semblait davantage se délecter de son morceau de viande que du discours de son chef.

     Harald se leva, tendit à son tour sa coupe en direction de son hôte, puis s’adressa à la salle :

     – Mes frères, je vous le dis, le temps des guerres intestines et des revendications de territoires est révolu ! lança-t-il sous les acclamations de la foule. Finis les raids et les pillages de vos fermes ! Les viols de vos femmes et les saccages de vos maisons !

     Harald s’interrompit pour profiter de la ferveur de l’assemblée.

     – Aujourd’hui, le temps est celui de la paix. Le rêve d’une Norvège unie est désormais plus proche que jamais. Très bientôt, tous les comtés de Norvège ne feront qu’un ! Skol ! conclut-il, levant sa coupe en direction de la foule en liesse.

    

     Ils avaient beau être entraînés, impossible pour Aydan et Beylé d’éliminer les trois cibles et s’enfuir discrètement avec autant de monde autour. Il fallait se montrer patient et attendre le bon moment. Aydan fit passer le message à sa fille. Il n’eut cependant pas à attendre bien longtemps. Logbar n’était déjà plus à sa place aux côtés du sorcier. Après un rapide coup d’œil – l’homme ne passant pas inaperçu –, il le vit se diriger vers l’entrée de la maison. Aydan le suivit discrètement jusqu’à l’extérieur, contourna l’habitation et, tel un loup se faufilant dans la nuit, parvint dans son dos sans le moindre bruit. Loin de se douter du danger qui le guettait, Logbar se soulageait abondamment contre un rocher, un long murmure de contentement trahissant un excès certain de bière et d’hydromel. Alors qu’il était sur le point de remballer le matériel, un cliquètement vif résonna dans la nuit, et il sentit la pointe d’une lame appuyer le long de sa colonne vertébrale. Il écarta les bras et bredouilla quelque gémissement incompréhensible.

     – Tu vas bientôt retrouver tes dieux, danois, menaça Aydan en serrant son bras autour du cou de Logbar. As-tu quelque chose à dire avant de mourir ?

     – Non, non, attends ! J’ai de l’argent, beaucoup d’argent. Je peux faire de toi un homme riche. C’est ce que tu veux, pas vrai ?

     – L’argent ne m’intéresse pas. Qu’est-ce que tu manigances avec Harald ? Je sais que tu n’as que faire de la paix !

     – Tu te trompes ! Nous voulons la paix.

     – Ne mens pas ! menaça-t-il en enfonçant plus fort encore, dans le dos de Logbar, la lame qui avait jailli quelques secondes plus tôt de son brassard en cuir.

     – D’accord, d’accord… Il faut que tu comprennes… Ces luttes pour le pouvoir entre les différents chefs de clan, ces guerres dont chacune est remplacée par la suivante, ce n’est pas bon pour la prospérité…

     Un râle s’échappa de la gorge de Logbar lorsque Aydan resserra son étreinte.

     – Je… Je te dis la vérité, parvint-il difficilement à articuler. La guerre, c’est pas bon pour qui veut s’enrichir... Pour qui veut le pouvoir !    

     – Tu as dit que vous vouliez la paix, de qui parles-tu ? De Harald ?

     L’homme pouffa.  

     – Harald n’est qu’un pion.

     – Très bien, alors parle !

     – Si je te dis toute la vérité, tu promets de me laisser la vie sauve.

     – Je te promets de te tuer si tu ne me dis pas tout ce que tu sais.

     – Entendu, entendu, je vais tout te dire. Il y a un seigneur… en Angleterre, c’est lui qui m’a envoyé. Je me suis présenté comme marchand et j’ai gagné la confiance de Harald.

     – Tu es… saxon ?

     – Oui.

     – C’est impossible !... Pourquoi ? Qu’est-ce que vous cherchez ?

     – Faire des danois des alliés…

     En une fraction de seconde, Aydan avait tiré ses propres conclusions.

     – Et attaquer les royaumes d’Angleterre.

     – Unir les royaumes d’Angleterre ! rectifia Logbar.

     – Qui ? Qui est derrière…

     Aydan s’interrompit. Il avait soudain l’impression qu’il était observé. Était-ce son instinct ou son expérience qui avait éveillé ses sens, lui-même n’aurait su le dire, mais à peine eut-il le temps de faire volte-face qu’une hache tournoya à quelques centimètres seulement de son oreille. Presque dans le même temps, il aperçut l’agresseur : un gaillard à la mine patibulaire flanqué de quatre hommes pas moins vilains. Il attrapa la hache accrochée à sa ceinture et, les bras légèrement écartés le long du corps, l’arme dans une main et sa lame sous l’autre, attendit en position défensive que ses assaillants commettent leur première erreur.

     Soudain, une forme assombrit le ciel au-dessus du petit groupe, un nouveau cliquetis métallique résonna dans la ruelle et deux des hommes s’écroulèrent. Accroupi entre les deux corps, jambes et bras écartés, à la manière d’un samouraï, Beylé observa son père retirer la hache du visage de l’homme qui l’avait attaqué un instant plus tôt, puis tous deux regagnèrent le fond de l’impasse. Logbar, la lame épaisse d’une hache enfichée entre le cou et l’épaule, respirait à peine.

     – Je te… supplie… Tue-moi.

     Aydan approcha son poing de la trachée de l’homme, et d’un mouvement sec du poignet fit jaillir sa lame au fond de sa gorge. Logbar mourut instantanément, un dernier râle s’échappant de sa bouche. Aydan glissa alors une main dans sa ceinture et en retira une plume à la blancheur immaculée. Il la passa sur la plaie béante du cadavre, et lorsqu’elle eut viré à l’écarlate, la rangea dans son manteau. Enfin, il referma les paupières de sa victime d’un geste délicat.

     – Et maintenant, demanda Beylé ?

     – On a encore deux cibles à éliminer. Ils doivent tous être endormis désormais, ou soûls. Tu t’occupes du sorcier, et moi d’Harald.

     Beylé acquiesça.  

 

     Comme il l’avait prédit, il n’y avait plus âme qui veille à l’intérieur de la grande salle. Aydan jeta un coup d’œil à chacune des tables et scruta le parterre des corps entassés, mais aucune trace de Harald. Il décida alors de prendre un peu de hauteur, bondit sur l’une des imposantes colonnes de soutènement et grimpa jusqu’aux poutres suffisamment espacées avec le haut de la toiture pour ne pas avoir à se baisser. Mais même sans cela, Aydan, tel un funambule sous son chapiteau, n’aurait eu aucun mal à progresser. Parvenu à l’extrémité de la maison, il finit par trouver ce qu’il espérait à six, sept mètres en dessous de lui : une grande pièce séparée du reste de la salle, et une couche, visiblement très confortable, avec ses épaisses peaux d’ours et de loups d’où seule dépassait la longue chevelure blonde d’Harald, reconnaissable entre toutes. Discrètement, Aydan se laissa choir à quelques centimètres seulement du lit, il approcha son poing de la tête de sa cible et laissa jaillir sa lame dans ce son métallique si caractéristique. Mais étonnamment, pas un cheveu ne frémit. Il n’eut pas vraiment à réfléchir pour comprendre ce qui se tramait. D’un geste vif, il arracha la fourrure du lit, faisant rouler par terre le bol en bois qui avait servi de support aux cheveux d’Harald, et tandis qu’il découvrait les bottes de paille en lieu et place de son torse et ses jambes, le Jarl apparut derrière un rideau avec quatre de ses hommes. Faisant face à l’intrus, il sourit en se passant la main sur son crâne rasé.

     – Eh oui, je sais, moi aussi ça me fait bizarre. Qui es-tu ? Et pourquoi veux-tu ma mort ?

     – Cela te dépasse… Mais je ne te laisserai pas prendre le contrôle de la Norvège, Harald.

     – Les Royaumes de Norvège seront réunifiés, qu’ils le veuillent ou non ! Occupez-vous de lui ! ordonna-t-il.

     Aydan attrapa les haches qu’il tenait à sa ceinture, une dans chaque main, et dévia l’épée du premier assaillant ; se retourna sur lui-même dans un mouvement si gracieux qu’on aurait pu croire à un pas de danse, puis il lança sa deuxième hache en direction d’un troisième homme qui tomba en arrière sous le choc, le fer courbe et tranchant sortant de son ventre. Soudain, Aydan sentit de puissants bras enserrer son torse. Il se servit alors de la prise pour balancer le plat de ses bottes sur un nouvel adversaire se dressant devant lui, et sous l’impulsion de ses cuisses musclées, se projeta en arrière contre le mur. Sous le choc, l’homme dans son dos desserra son étreinte, Aydan en profita pour lui asséner un coup de coude dans l’estomac, fit volte-face et, imprimant un arc de cercle de son autre bras, lui enfonça sa lame rétractable dans la gorge. Lorsqu’il se retourna, il comprit que malgré deux hommes morts, et un autre chez Nótt, la situation n’avait pas pour autant tourné à son avantage, bien au contraire. Réveillé par les bruits du combat, d’autres guerriers affluaient de la grande salle et Harald était toujours indemne. Aydan reçut un choc à la tête qui l’assomma à moitié. Il parvint cependant à dévier une attaque au couteau avec sa hache et à rendre le coup, de son poing, lorsqu’il sentit soudain comme une décharge lui parcourir le torse. Face à lui, entre deux combattants, Harald avait planté ses yeux dans les siens, son éternel sourire plaqué sur le visage. Aydan baissa la tête et le vit retirer le poignard du creux de son ventre. Il regarda une dernière fois le Jarl avant de perdre connaissance.    

     Harald fit un signe de tête en direction du sorcier qui se tenait dans l’ombre, près du rideau.

     – Il est vivant ? (Le devin, accroupi au-dessus d’Aydan, acquiesça d’un hochement de tête) Très bien, emmène-le avec toi. Et tâche de le maintenir en vie. Je veux savoir de qui il s’agit.

     – Tu sais de qui il s’agit. (Le Jarl le regardait, interloqué) C’est le chrétien.

     – Le chrétien ?

     – L’homme qui croit en un dieu unique. Il est venu pour toi car il sait le danger que tu représentes pour sa terre. Il était écrit qu’il viendrait pour t’ôter la vie, mais si les dieux te choisissaient, alors le moment serait venu d’accomplir ta destinée.

     – L’Angleterre…

     Le devin hocha la tête.

 

     De nombreux guerriers et villageois dormaient encore à poings fermés dans la grande salle. Donnant quelque coup de pied de-ci de-là pour se frayer un chemin parmi les corps entrelacés, deux des hommes d’Harald traînaient le prisonnier par les épaules, tandis que le sorcier, lui, semblait glisser dans leur sillage. Le petit groupe était presque parvenu à la porte d’entrée lorsque l’un des corps s’extirpa de la masse pour se redresser lentement derrière le sorcier, tel un fantôme. Le devin, qui n’avait apparemment pas anticipé cette intervention, s’immobilisa, un vent glacé lui parcourant l’échine, juste avant d’être transpercé par la lame de Beylé. La jeune femme était parvenue à éliminer sa cible, mais non sans éveiller l’attention des hommes de tête qui lâchèrent leur prisonnier pour l’attaquer. Se lançant dans une nouvelle chorégraphie, Beylé para une première attaque avec sa lame, puis une deuxième, évita l’assaut du second assaillant d’un pas chassé, mais ne vit qu’au dernier moment l’épée du premier s’abattre au-dessus de sa tête. D’un geste réflexe, elle leva son bras droit et fit jaillir sa seconde lame qui fit rempart in extrémis à celle de son adversaire. Les deux hommes n’avaient aucune chance contre elle, elle était entraînée, et s’était défaite d’adversaires bien plus nombreux et valeureux ; son inquiétude était ailleurs... En deux bottes bien placées, l’une à la gorge et l’autre au foie, elle élimina ses deux opposants qui rejoignirent le sorcier au sol. Comme prévu, elle s’en était tirée, mais elle avait raison d’être inquiète. Le combat avait réveillé quelques hommes de plus, et surtout, l’alerte avait été donnée. Le Jarl de Lade et Harald étaient apparus au centre de la salle, flanqués de leurs guerriers. L’un d’eux, le coude en retrait, tenait un arc pointé dans la direction de la jeune femme. Un arc non bandé… et sans flèche. Soudain, elle ressentit une douleur dans la poitrine. Elle baissa les yeux et comprit. Une grimace de douleur déforma son visage lorsqu’elle brisa la tige en bois plantée tout près de son cœur.

     – Tu n’as aucune chance de t’en sortir, femme ! prévint Harald, ses yeux brillants à la lueur des bougies trahissant une certaine excitation face au spectacle auquel il venait d’assister. Lâche tes armes et je te promets que nous te laisserons la vie sauve.   

     Beylé donna l’impression d’évaluer toutes ses possibilités, mais en vérité ses prochains coups étaient déjà planifiés. D’un geste vif, elle lança un projectile sur le groupe d’ennemis qui disparut instantanément dans un nuage de fumée. Profitant de la diversion, elle s’enquit de l’état de son père.

     – Réveille-toi, père… Réveille-toi ! dit-elle, passant sous ses narines, une petite fiole qu’elle venait d’extraire de sa ceinture.

     Aydan reprit quelque peu ses esprits.

     – Tu dois partir… chuchota-t-il.

     – Hors de question que je parte sans toi ! Allez, lève-toi ! lança-t-elle, soutenant son père par les épaules. Elle émit un gémissement de douleur en se redressant. Thor, donne-moi ta force !  

     Autour d’eux, l’effervescence commençait à gagner la salle, et le brouillard qui s’était abattu quelques instants plus tôt sur les hommes d’Harald et de Lade, à se dissiper. Père et fille parvinrent tant bien que mal à se traîner jusqu’à l’entrée. Et à l’instant même où ils  franchirent la porte, une flèche vint s’enficher dans le cadre au-dessus de leurs têtes. Beylé aida son père à monter sur l’un des chevaux attachés devant la maison, et en enfourcha un à son tour. Mais alors qu’elle s’apprêtait à donner un coup d’étrier, elle vit son père affalé sur le dos de sa monture, les bras ballants.

     – Tiens bon, père ! lança-t-elle en attrapant les rênes de son cheval, avant de se lancer au galop en direction de l’entrée de la ville, une pluie de flèches s’abattant derrière eux.

 

     Une semaine plus tard, le jour se levait sur Eventyr. Tandis que le soleil éclairait à nouveau le paysage forestier qui bordait le chemin enneigé menant au village, l’attention des gardes, postés à l’entrée, fut attirée par une ombre glissant à l’horizon. Peu à peu, les silhouettes de deux cavaliers se dessinèrent, jusqu’à ce que leur identité ne fasse plus aucun doute.

     – Préviens le Jarl, ordonna l’un des gardes à son compagnon. Dis-lui que Aydan est de retour, ajouta-t-il en se précipitant vers Beylé avant qu’elle ne s’écroule au sol.

 

     Eivor avait renvoyé son sorcier et les femmes qui se tenaient, quelques instants plus tôt, dans sa chambre au chevet d’Aydan. Le visage du chrétien était blafard et le morceau de tissus qui enserrait son torse nu, baigné de son sang. Il bredouilla quelques mots, tendant péniblement le bras en direction du Jarl.

     – Ménage-toi, mon ami. Tu auras tout le temps de parler quand tu auras recouvré tes forces, assura-t-il, prenant sa main dans la sienne.

     – Bey…

     Le visage de Eivor se renferma.

     – Beylé est avec les… Ta fille est avec ton dieu désormais.

     Une larme coula le long de la joue du chrétien. Pendant quelques instants aucun des deux hommes ne dit mot, et un lourd silence s’installa dans la pièce avant qu’Aydan n’y mette fin :

     – Harald… Il n’est pas seul… arald…marmonna-t-il.

     – T’inquiète pas, ils paieront tous ! Repose-toi maintenant.

     – Non, tu comprends pas ! …

     Le chrétien tenta brusquement de se redresser, mais la douleur le stoppa net dans son élan, étirant les traits de son visage.            

     – Tu ne comprends pas. Les Anglais sont derrière tout ça ! Tu dois… Tu dois les traquer et les éliminer... Eivor, tu dois devenir…

 

… un Assassin !

 

     Aydan puisa dans ses dernières ressources pour adresser ses derniers conseils à son Jarl, mais ses mots étaient à peine audibles, au point qu’Eivor dut se rapprocher de la bouche de son ami pour les entendre. Puis, le visage du chrétien bascula et il n’y eut plus un son, plus un souffle… Il n’y eut plus rien. Eivor relâcha la main d’Aydan et clôt ses paupières d’un geste délicat de la main. Puis, il se leva et s’adressa une dernière fois à son ami :

 

     – Je te vengerai, mon frère !

 

     Promit-il en s’essuyant les yeux du revers de la main.