Un jour peut-être - ANNEE I (1ère partie)

Le Barbouze

 

Voilà. Tout est fini. Tout a été dit. Il ne reste plus qu’à jeter les mots sur le papier. Raconter cette histoire qui a fait l’Histoire. Formule facile. Je conserve mes vieux réflexes. Une dernière histoire. Mais la nuit suffira-t-elle ? Il est si tard. Oui, si tard.

L’ironie.

J’en suis déjà à mon troisième verre de whisky… et la nuit n’est pas finie. Vieille réplique. Mais Phil n’est plus là pour me la servir. Une balle en pleine tête. Ce soir, je trinquerai seul. À tous ceux qui sont tombés en chemin. Ils seront là ce soir, derrière mon épaule. Une dernière fois.
Finalement, comment tout cela a commencé ? Par un cataclysme ? Une nuée de sauterelles ? La mort des premiers nés ? Non. Rien de tel, bien sûr, quoiqu’en disent les fanatiques et occultistes de tout poil qui ont déjà commencé à réécrire l’histoire à peine froide pour nourrir leurs délires. Une journée ni meilleure ni pire que les autres. Et pourtant tout a basculé, imperceptiblement.

Pour moi, tout a commencé par un rendez-vous dans une ruelle à la tombée de la nuit, une journée tout aussi banale que les précédentes et qu’auraient pu l’être les suivantes. Mais non, il faut que je remonte encore plus en arrière pour que vous compreniez, pour que vous me compreniez.
Je pense que tout le monde a un don. Non que je sois croyant. Les considérations métaphysiques ne m’intéressent guère. Je me contente d’observer la nature humaine. Chez tous les gens que j’ai croisés, du poivrot au chômage au type le plus fortuné, j’ai trouvé un talent particulier. La plupart du temps, ils ne s’en rendent pas compte et foutent leur vie en l’air. Par exemple ce gamin qui passait le plus clair de son temps à se shooter et le reste à voler tout ce qu’il pouvait pour grappiller de quoi se payer ses doses. Quand je l’ai retrouvé raide dans un squat infect, étouffé par son vomi, il portait sur lui un petit carnet. Chacune des pages était couvertes de petits dessins, une histoire tragi-comique de la déchéance de tous les paumés, tracée avec la finesse de l’artiste. Je n’y connais pas grand-chose non plus en art, juste assez pour reconnaître quelque chose qui peut rapporter. J’ai refilé le carnet contre quelques billets. C’est devenu un beau succès. Le prétendu auteur a été salué par tous pour sa grande compréhension du mal qui ronge nos sociétés déshumanisées… bla-bla et bla.

Je n’ai ni le talent d’un artiste ni les capacités d’un scientifique. Mon don, c’est d’arriver à découvrir ce que les gens cherchent à cacher. Je n’ai pas à me forcer. Il me suffit de les observer quelques temps et devant mes yeux se déroulent leurs petits secrets, leurs mensonges, leurs addictions. Je me trouve toujours au bon endroit, au bon moment… et je sais quoi observer. J’ai découvert ce don très tôt. Mon premier souvenir date de mes sept ans. Mon père s’absentait souvent quelques heures le soir ou pendant le week-end. Sans comprendre, je savais qu’il ne pouvait y avoir là que quelque secret dissimulé. En l’épiant pendant mes jeux, j’ai aperçu un petit cahier. Le jour de l’anniversaire de ma mère, je lui ai tendu ce carnet que j’avais réussi à subtiliser à mon père. Quand elle a ouvert le paquet, grossièrement enveloppé dans du papier journal, mon père est devenu livide, figé sur place par l’incompréhension. Je me rappelle encore son regard, comme si je voyais derrière ses yeux son cerveau s’agiter pour comprendre l’impossible. Ma mère a parcouru quelques pages avant qu’enfin mon père sorte de sa transe et ne se jette sur le carnet et ne lui arrache des mains. Mais il était trop tard. Elle avait lu ce que je n’appris que beaucoup plus tard. La liste des femmes, les détails des soirées que s’offrait mon père. Fou de rage, mon père m’a envoyé baladé à l’autre bout de la pièce d’une gifle formidable. Ma mère s’est alors mise à le frapper. La dispute a duré ce qui m’a semblé des heures, avec des cris, des coups... la police, sans doute alertée par des voisins gênés par le bruit. Mon père s’est retrouvé à la rue.

Ce que je n’avais pas compris à l’époque, c’est que les gens sont capables de tout pour conserver leurs jardins secrets et que d’autres sont prêts à payer très cher pour découvrir ce qui s’y cache. J’ai très vite appris que j’avais plus à gagner à garder pour moi ce que je savais et à en tirer avantage qu’à le rendre public. Intéressant de savoir que le patron couche avec la secrétaire, que le comptable fait de fausses notes de frais, que le type chargé du courrier livre aussi des feuilles un peu moins légales. Tôt ou tard, ces informations me serviront. Comme cet artiste à qui j’ai vendu le carnet de dessins. Un peu trop porté sur les très jeunes filles. Il ne peut rien me refuser.

Ce soir, je n’ai plus rien à cacher.

 

Ce soir, vous allez entrer dans mon jardin secret.


CHAPITRE
I

  

L’homme de foi

   

Je sentais bien la gène de l’homme assis à mes côtés. Il ne cessait de bouger, visiblement mal installé. Son assise ne lui apportant pas tout le confort souhaité.

Moi, j’étais bien. Devenu, au fil des années, un habitué des transports en communs, un minimum de confort ne me dérangeait nullement.

Je me sentis dans l’obligation de faire un brin de cosette à cet homme mal-accommodé, histoire qu’il oublie, au moins un peu, de gesticuler sur ce siège aux ressorts sonnants et dissonants qui commençaient sérieusement à me casser les oreilles ! Le voyage était long et pesant, et mettait mes nerfs à rude épreuve. Nous n’étions pas nombreux dans cette carcasse en ferraille mais suffisamment pour que chaque bouffée d’air prise par un autre n’ajoute à cette atmosphère quasi insoutenable.

Mon compagnon de voyage n’était pas le seul à dénoter dans ce bus tout rouillé. J’avais remarqué cette jolie jeune femme aux airs de poupée. Tenue chic, et effet choc pour une femme que l’on aurait dit de la haute, malgré un vocabulaire… disons, peu recherché.

J’étais sur la route, une fois de plus. J’avais mené à bien mon dernier boulot dans une petite ville à cent cinquante kilomètres au nord de la prochaine… Mais je fus soudain pris d’un doute. Je vérifiai l’intérieur de ma veste. Ca va, il était bien là. Mon courrier de recommandation. Celui que m’avait fait le curé du centre en me remerciant chaleureusement avant de me prier de prendre le large. A moins qu’il m’ait justement remercié pour ça. Dommage, nous avions pourtant fait de grandes choses ensemble. Mais bon je ne pouvais pas lui en vouloir. Ce séjour au pensionnat de Rousemount n’avait pas été de tout repos mais les gosses avec lesquels je travaillais étaient toujours plus ou moins les mêmes : des enfants difficiles, la plupart issus de milieux défavorisés. Ils étaient en manque de repères, souvent battus depuis leur tendre enfance par des parents plus occupés à s’imbiber d’alcool qu’à prendre soin de leur marmaille.

Du coup, je faisais leur boulot ! Ma mission c’était la rue ! Et malgré ce sentiment bizarre que ma vie s’était toujours résumée à l’instant présent, lorsque j’observais ces gosses, parfois des images me venaient à l’esprit. Et je me prenais alors à rêver à un passé oublié : un enfant dans une roulotte qui se pavane entre des malles de tissus et des accessoires de saltimbanque. Il fixe une jeune femme aux cheveux attachés qui lui sourit avec une infinie tendresse. Et en arrière plan, un homme veille. L’air rustre, le visage expressif et les mains calleuses, il s’approche et enroule un foulard autour du cou de sa femme pour la protéger de la brise. Géant au grand cœur.

Je  voyais ce gosse qui  grandissait au fil de mes rêves. Il avait passé toute son enfance sur les routes se mettant en scène sous le grand chapiteau. Il en avait appris des tours, et les gestes qu’il déroulait désormais étaient devenus sa routine. Je me souvenais du jour où il avait pleuré devant cette tombe dans laquelle gisait un homme aux mains immense et calleuses. De cette photo en noir et blanc posée sur la pierre tombale, qui pour une fois nous souriait. Et surplombant le caveau, une femme qui pleurait. Le visage ridé, le dos voûté, elle portait un foulard.

Et l’enfant, qu’était-il devenu ? Il avait certainement quitté le nid depuis bien longtemps et était un homme désormais.

Il avait sans doute quitté le nid, mais peut-être pas  la route...

Comment l’aurait-il pu ?

Pouvait-on accepter les codes de la société après avoir connu ceux du voyage ? En tous cas, moi, cela m’était impossible. C’est peut-être pour cela que j’avais du mal avec les règles. J’acceptais les hommes et la religion, j’avais la foi et je croyais en l’avenir du monde mais je rejetais toute forme d’instrumentalisation. Si bien que ma hiérarchie m’avait classé au rang d’irréductible. J’avais d’ailleurs claqué la porte de nombreuses années en arrière et ma mémoire en avait fait autant. J’avais tout essayé depuis pour en oublier les raisons mais il était évident que mes rapports avec une certaines classe de prétendants aux dents longues, une Hiérarchie de cul terreux déjà formatée à la bonne parole politicienne avait joué.  Moi, je ne faisais pas de politique ! J’étais plutôt dans la communication… Mon rôle c’était d’aider les jeunes là où ils se trouvaient, de leur montrer la voie. Et Dieu merci ! mes supérieurs me fichaient la paix. Ils m’avaient laissé mes prêches et continuaient de me verser ma maigre solde. Que demander de plus ?

Depuis que j’avais retrouvé ma route quelque chose s’était  éveillé en moi, comme un héritage légué  par cet homme qui, dans mes rêves, avait fait ma vie.  C’était comme une sorte de don… J’avais certaines capacités et les avais développées au  fur et à mesure de mon travail et de mes rencontres.  

 

Je repris le cours de ma réalité  au moment où le chauffeur appuya généreusement sur le frein. L’arrêt était devenu une nécessité pour mon voisin, qui m’enjamba avec une formule rapide de politesse. L’endroit était sinistre : une station essence plantée au milieu de ce coin paumé.

Personne ne nous avait accueilli à la descente du bus. Et tandis-que le chauffeur rodait autour des pompes à essence, mon voisin, lui, fuyait à toutes enjambées vers les toilettes du bar. Le suivant de loin, j’aperçus en pénétrant dans l’établissement le dos légèrement dénudé de la jeune femme, perchée  sur un haut tabouret.  Elle se tenait là, inabordable, face à une imposante glace qui donnait une autre dimension à la pièce. Espérant sans doute qu’on la serve un jour.  Comme je n’avais pas forcément envie de lui faire la conversation je m’installai à l’une des tables en prise direct avec l’extérieur. Quelques minutes plus tard, mon voisin nous rejoint, visiblement heureux. Il se proposa de me tenir compagnie et j’acceptai volontiers. Il me dit s’appeler Nicolas Lightman, être Dr. en sciences je ne sais plus quoi… et ajouta qu’il se rendait à je ne sais plus quelle conférence… Il avait l’air de vouloir se dégager d’un certain stress et m’entreprit dans un échange basé sur nos différences. Nous étions donc partis à philosopher sur nos croyances. Lui, d’un point vu scientifique, moi, comme fervent défenseur de la théologie chrétienne.  

Pris par notre débat, nous nous étions mis un instant en mode off lorsqu’une femme arriva en trombe au volant de son bolide. Elle claqua énergiquement la portière et après avoir consacré quelques longues minutes à ouvrir le capot fumant de sa voiture, elle fit irruption dans le bar sans se soucier de son environnement. Un rapide mouvement de la tête, histoire de marquer un bonjour, et là voilà, telle une lave en fusion coulant à travers la salle. Mon nouvel ami et moi ne la quittions pas du regard. Elle passa à la hauteur de la  jeune poupée qui attendait toujours sagement au comptoir, se figea un instant devant elle et d’un bref coup d’œil la dévisagea des pieds à la tête avant de reprendre sa route vers les toilettes.

Tout naturellement, Nicolas et moi avions repris notre discussion au moment où dans un fracas inhabituel pour l’endroit, un jeune homme tout poussiéreux, semblant venir de nulle part, pénétra à son tour dans l’établissement. Il s’approcha du comptoir sans dire un mot, jeta un regard à la jeune femme assise à ses côtés et sans demander son reste attrapa la machine à pression et se servit une bière qu’il but cul sec. Lorsqu’il eut fini, il regarda autour de lui, et se focalisa sur un vieux poste émetteur... Et alors qu’il l’observait, je ressentis soudain une forte douleur intérieure, suivie d’un terrible mal de crâne. Un voile tomba sur mes yeux et pendant quelques instants j’en perdis la vue. Je ne parvins à définir ce qu’il m’arrivait mais la première de mes impression fut que dans cette douleur infernale, une voix s’était adressée à moi avec douceur sans pour autant que je comprenne le sens de ses mots.       

Lorsque je recouvrai la vue, quelques longues secondes plus tard, le Dr. Lightman avait rejoint le jeune homme au comptoir et tenait entre ses mains quelques uns des morceaux de l’émetteur éparpillés derrière le bar. A ses côtés le garçon à l’imper poussiéreux, malgré son étonnement palpable, semblait d’un calme olympien. Quant à moi, j’avais l’impression que ma tête était percée de part en part, la voix faisant encore écho en moi telle une caisse de résonances entre mes tympans.

Nous étions là à nous observer comme des bêtes de cirque, nous demandant si nous avions tous perçu la même chose au même moment. 

A l’évidence non, puisque les autres passagers du bus, eux, avaient continué de vaquer à leurs occupations, comme si de rien était.


Année I.

Me voilà arrivé. Je me trouve devant la haute grille en fer forgé de l’établissement. Je dirige mon doigt vers la sonnette placée juste à ma hauteur. Je patiente et observe l’étendue du parc, impressionnante, lorsque se présente un petit homme coiffé d’un chapeau rond enfoncé jusqu’à ses yeux : « Bonjour ! Vous êtes le rendez-vous de dix heures, de monsieur Sigger ? » dit-il d’une voix accueillante. Je regarde l’homme avec surprise, me présente et lui réponds que je viens de la part du prêtre de la ville voisine.

̶        Pardon !! Je n’avais pas vu que vous étiez prêtre, votre imperméable cache votre col.

̶        Oui, il y a eu une bonne averse. Fort heureusement je suis entré dans le bus à temps.

     Le petit homme gêné, reprend :

̶        Vous savez, c’est un établissement privé, je ne peux me permettre de vous laisser entrer comme ça, je suis dans l’obligation de vous annoncer au responsable du centre.

     Je souris.

̶        Ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas de problème. Je reste ici, sage comme une image. Le ciel est à présent dégagé, je ne risque pas de me faire surprendre par une averse.

̶        Bon, je me dépêche ! 

     L’homme tourne les talons et se met en ordre de marche. Il presse le pas. Il m’a l’air d’être un peu simplet. Mais la seule chose que je lui demande est de m’obtenir une entrevue avec le père supérieur. Le reste, je m’en débrouille. Je repense à mes convictions et à l'entretien à venir. Je sais que je suis perçu par l’église comme une brebis égarée. Je ne crois plus en l’église, sous la forme d’une hiérarchie indécente : cette mascarade des vases communicants de mes supérieurs. Je n’ai jamais voulu me prélasser dans de luxueux fauteuils, en vivant des dons des fidèles. Je veux donner le meilleur de moi-même aux autres. Là est la vérité de dieu : faire vœu de pauvreté et se nourrir de ses paroles. J’arrive bien à vivre sans posséder et ma victoire est de permettre à ces enfants aux regards perdus et malheureux de trouver leur voie. Peu importe qu’ils ne croient pas en dieu ! Qu’ils se concentrent sur eux et deviennent de bonnes personnes. Automatiquement ils seront bons avec les autres. Là est la finalité. Distribuer l’amour est le but ultime, le Graal de chacun d’entre nous.

     Durant cette année, je me suis jeté à corps perdu dans mon travail et dans mes recherches. Fort des enseignements de mon père et de mes écoles, j'organise des rencontres qui n’attirent au départ que quelques curieux que l’on peut compter sur les doigts de la main.  Nous parlons de théologie et de ma perception de la religion. Avec le temps ces réunions se multiplient, mon auditoire grandit et je rencontre un certain M. FAIRFAX qui enseigne la religion comparative et donne des conférences sur les prophéties Bibliques. Je m’inspire beaucoup de ses cours et à l’occasion le remplace lors de ses déplacements.

     Enseigner est pour moi la meilleure façon d'étudier !

     Et si tout semblait me destiner à devenir jongleur dans le cirque de mon père, à sa mort, le destin en a décidé autrement. Je sens cette vocation grandir en moi… Mais je dois un jour faire un choix : repartir pour le grand continent ou me diriger vers les Etats. Quelque chose, une force intérieure, impérieuse me pousse vers la première solution. Et me voilà donc devant cette grille, prêt à accomplir une nouvelle mission. Mais depuis quelques temps ma tâche est plus difficile car il n’y a pas une nuit depuis près d’un an où je n’ai été hanté par des rêves obscurs. Je dois me cacher de mes frères et affronter mes démons tout en prêchant la bonne parole. Il me faut comprendre pourquoi ces cauchemars. Quel est leur sens ? J’ai parfois du mal à rassembler mes idées et alors le doute me gagne.

     Un quart d’heure à peine a passé et j'ai la surprise de voir revenir le petit homme à toutes enjambés. « Ah mon père ! » dit-il penché vers l’avant tout essoufflé. Il tient ses cuisses frêles pour ne pas tomber. Il respire profondément afin de réguler son souffle. « Monsieur Sigger va vous recevoir. Je vais vous ouvrir cette grille. » Il sort un immense trousseau de clefs et commence à entreprendre la serrure d’une façon énergique. Je pénètre dans la propriété, le remercie de son efficacité et le suis en empruntant ses pas sur un petit chemin caillouteux. Nous arrivons jusqu’au perron que nous gravissons en deux temps, trois mouvements. Le petit homme se faufile entre les couloirs et autres portes dérobées avec une aisance déconcertante. Drôle de p’tit gars, me dis-je… Dans sa partie, il est plutôt calé : Il semble connaître le moindre recoin de ce labyrinthe. Il m’épate ! Après quelques minutes, nous arrivons enfin devant une porte en bois aux nervures cérusées où l’on peut voir une plaque indiquant le nom du chef d’établissement. Le petit homme s'arrête : « Voilà mon père. nous sommes arrivés. Je vous laisse. Bonne journée ! » Je le remercie en lui serrant charitablement la main. Je fais basculer la poignée, et pousse la porte. Là un homme corpulent se tient dans un fauteuil qui épouse son corps. Il tente de s’extraire avec agilité, mais n’y parvient qu’après deux tentatives. « Bonjour, bienvenue mon père ! » dit-il en s’avançant vers moi. Il me prend généreusement les mains et m’invite à m’asseoir. « Alors mon père… Que me vaut l’honneur de votre visite ? Vous n’êtes pas de la région m’a dit mon régisseur. » Je prends un temps pour répondre : « Non, je suis juste de passage, mon but est de rencontrer les jeunes et de leur apporter mon aide.

̶        Et dites-moi en quoi puis-je vous aider ?

̶        Je vais aller droit au but. Je viens de la part du prêtre de la ville voisine. Il m’a informé que vous manquiez d’éducateurs dans votre établissement. Je viens de finir mon remplacement là-bas et je suis prêt à enchaîner, si cela vous intéresse. J'ai de l'expérience et je vous serai très utile. Voici ma lettre de recommandation… ajoutai-je en tendant le précieux document.

     Le chef d’établissement se gratte la tête, et répond :

̶        Oui, nous avons un manque de personnel récurrent ici, les jeunes ne sont pas simples à gérer et la plupart des remplaçants sont sans réelle expérience
et manquent de maturité. ils craquent rapidement. Or notre institution accueille plus d’une centaine d’adolescents. Tous issus de milieux défavorisés. En manque de repère, des parents absents où démissionnaires, des enfants battus, en échec scolaire, voir de petits délinquants. Nous avons un projet éducatif et de réinsertion... ma foi, assez efficace, pour preuve : l’un de nos plus anciens pensionnaires en a bénéficié, à l’époque il fût le premier à le tester. Ancien caïd, il est à présent le régisseur de l’établissement, c’est la personne qui vous a conduit ici. J’en suis pas peu fier !

     Je ne sais pas si le responsable va me permettre de rester, mais j'ai l'impression que le courant passe bien entres nous... D’autre part, l’endroit est plus sympa que le précédent.

̶        Je suis au courant. Le dernier établissement que j’ai visité se trouvait à une centaine de kilomètres d’ici, je crois que vous avez le même projet d'action.

̶        Et oui ! C’est vrai, vous êtes bien informé. Après notre expérimentation, nous avons développé une procédure et l’avons diffusée à d’autres structures comme la nôtre. J’aimerais vous poser une question, dit Le chef d’établissement en se levant : Vous dépendez de quelle autorité supérieure ?

     Mince, il ne va pas commencer à me donner du fil à retordre ! « Je vois que vous êtes fan de Basket... dis-je en observant les nombreuses photos de grands joueurs accrochés sur un pan de mur. « Ah ! Vous aimez aussi... » Nous énonçons nos préférences et nous voilà partis à échanger sur notre passion commune pendant de longues minutes. « Mais, on discute et l’heure passe. Venez ! Nous allons rencontrer les enfants. » Il réajuste son costume étriqué et m'invite à le suivre.

     Tout l’établissement est passé en revue et je constate qu’il y à matière à s’épanouir dans un lieu aussi bien aménagé que celui-ci. Après un bon repas et une présentation au personnel je me sens déjà presque chez moi. Le responsable me fait traverser la cour tout en continuant la conversation : « Avant votre départ, j’aimerais vous présenter l’un de nos pensionnaires. Vous verrez, il est un peu différent. A part. Il est quelque peu sauvage et a de fréquentes crises d’angoisse. Pour l'instant il est en chambre d'isolement. Ca vous semble peut-être un peu fort, mais vous verrez que c'est parfois nécessaire. » Au fond du couloir, une chambre isolée des autres : une pièce étroite, capitonnée. C’est là que se trouve le jeune homme qui, installé face au mur, assis sur un tabouret, reste figé. Enfin, un cas intéressant. J'entre dans la chambre et laisse le responsable au pas de la porte. Je m'approche de l’enfant avec calme et douceur. Il a le regard fixé sur l'entrée de la bâtisse que l'on aperçoit de la seule vitre grillagée qui donne sur l'extérieur. Je décide de tenter une approche. Il faut que je crée le lien...  « Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce bâtiment ?… C’est sa structure qui te fascine, n’est-ce pas ?… J’étais comme toi, jeune. J’observais les bâtiments et leur structure… Le jeune homme murmure quelques mots et se retourne vers moi. Son regard me dit quelque chose, je l'ai déjà vu… Mais où ?... Le chef d’établissement observe sans dire un mot. « Comment ?! Je n’ai rien compris ! dis-je à l'adolescent qui me fixe. « Qu’est-ce qu’un curé connaît en bâtiment ? » répète l’enfant. J’acquiesce en levant le bras pour lui apposer le pouce à l'arrière du crâne. Surpris, le gamin sursaute et s'immobilise. Je sens quelque chose me pénétrer, comme si nous étions en communion : la sensation de pénétrer son esprit, de lire en lui comme dans un livre ouvert. Un labyrinthe se forme avec une forte lumière blanche. Un homme de forte corpulence se tient de dos et avance vers le fond d'un couloir. A chacun de ses pas, les portes se referment une à une. On entend des cris. Ce n'est pas le gamin. Lui se trouve derrière la porte vacillant depuis le magistral coup de pied que l'homme vient de lui porter. Il tient dans sa main droite un énorme couteau et s’avance. Pas le temps d'achever sa basse besogne, l'enfant saute par la fenêtre et s'enfuit.

     Pris de terribles spasmes, le gamin fait une crise, il se jette au sol et assène de violents coups autour de lui, puis contre lui. Il hurle et s’écroule, inconscient pour ne revenir à lui que quelques minutes plus tard. Il est en larmes mais son regard a changé. Je le rassure, lui caresse les cheveux et dis : « Tu n'es pas responsable, tu as survécu et tu ne dois pas te rendre coupable de ça. » Le gamin s'effondre à nouveau. Je le prends dans mes bras, je le ressource et lui apporte la chaleur nécessaire. L'amour et la compassion qui lui font tant défaut. C’est mon héritage, mon don… Oui, mais cette fois, le lien était plus intense encore ! J’ai ressenti toutes ses émotions plus fort encore. Jamais je n'avais éprouvé cela auparavant !

     Je retourne voir le directeur. « Laissons le pleurer. On reviendra plus tard.

̶        Incroyable ! Ce garçon est là depuis un mois, on a tout essayé, rien à faire, impossible de le faire parler ! Et vous vous y arrivez en trente secondes ! Comment ne pas être convaincu ?! Nous allons retourner à mon bureau, afin de finaliser notre accord. »

 

     Puis l’homme m’a accompagné à mes nouveaux quartiers. Et le moment que je redoute chaque soir est enfin arrivé. Je suis allongé sur mon lit, espérant que cette fois mon sommeil sera vierge d’images. Mais les méandres de la nuit me placent dans une situation anxiogène... Plus aucun son ne me parvient. Je marche droit devant moi… Le désert est aride… Je fixe un point qui me paraît être une maison ou un bâtiment de couleur non définie. Je distingue une enseigne. J’ai beau faire un effort pour lire ce qui y est inscrit, rien à faire ! Pourtant les caractères d’impressions sont gros, voir énormes,
impossible. Je marche à vive allure, je garde une cadence soutenue. Je souhaite vraiment atteindre mon objectif, seul repaire positif de cet endroit hostile. Pas une âme qui vive sur cette route. Même pas un esprit complice.
Cette bâtisse est devenue ma bouée de sauvetage. Curieusement j’ai les pieds nus, moi qui déteste avoir les pieds sales. Ma chemise est en lambeau, mes cheveux tombent jusqu'au bas du dos, la chose qui m’entoure les hanches ressemble à un tissu innovant au design haute couture. D’un coté court à mi cuisse, de l’autre, long jusqu’à retomber sur mon pied, c’est la seule chose qui reste de mon pantalon. Le col blanc est bien visible autour de mon cou. Soudain je me rends compte qu’au fur et à mesure que j’avance sur l’asphalte brûlant, la bâtisse s’éloigne. J’ai soif, faim et mon corps est si maigre que mes os me transpercent. Bientôt j’entends le ronronnement sourd d’un véhicule, du moins, je le crois. Je me retourne. Rien. Pourtant le bruit devient assourdissant au point que je suis obligé de m'arrêter pour mettre mes mains sur les oreilles. J’ai beau enfoncer les doigts dans mes oreilles, la sensation de cette force intérieure me met à terre, je sens que l’on veut me dire quelque chose, que je ne comprends pas ! Il faut que cela cesse. Je deviens sourd. Je me dis à cet instant que la mort serait une douce délivrance. Mais tout à coup la nuit noire reprend sa place… Je me suis réveillé en sursaut.

     Je ne parviens à comprendre ces rêves. Il faut pourtant que je les affronte. Qu’est-ce que cette voix qui me perce les tympans ? Un signal, un message !? Dieu, présent en chaque image est-il dans ce désert à mes côtés ? J’ai en moi, ce besoin impérieux de comprendre. Cette voix dans le rêve est-elle la même que celle que j’ai entendue un an plus tôt… Mais est-ce même une voix ? Pourquoi moi ? Parmi tous ses serviteurs, pourquoi moi ?... Torturé par ces questionnements, mes idées se mélangent… Jusque là ma mission était claire. Je traçais ma route apportant mon aide à quelque âme égarée. Vivant au jour le jour. Homme de l’instant présent. Mais si ces rêves me montraient une autre voie, un autre chemin... Et si je n’avais pas les épaules assez larges pour l’accepter... Peut-être me faut-il retrouver cette mémoire inconsciente pour éclairer ma vie, ou plutôt mes nuits... Je dois comprendre le sens de ces rêves pour accepter et avancer vers cette prise de conscience.

     Le chemin est dans l'intime au cœur de mon âme.

 

Le bras droit

 

Je regardais machinalement le reflet accroché dans le miroir des lavabos de ce bar miteux. L’espace d’une seconde, j’eus presque peur. Je fis un pas de recul. Depuis des années que je portai ces chignons coiffés si serrés en arrière, c’est à peine si je me reconnaissais tant je n’étais plus habituée à me voir les cheveux lâchés tombant librement sur mes épaules. Tout en me lavant les mains, je ressentis un sentiment étrange : l’impression de ne plus être celle que j’avais été jusque là. Et le plus intéressant, c’est que cela me parût normal, comme si je faisais connaissance avec ma véritable nature. Une sensation de bien être m’envahit soudain et pour la première fois depuis des années, je me sentis réellement femme et surtout presque belle. Je pris soin de secouer un peu mes cheveux pour qu’ils se posent naturellement puis j’ouvris le premier bouton de mon chemisier...

Sans le savoir, j’avais pris, quelques heures plus tôt, le chemin qui me conduirait un jour à la femme que j’étais vraiment.

Je relevai les yeux et me retrouvai alors, seule face au miroir, au matin de cette même journée ou plutôt seule face à cette glace sans teint qui donnait sur une sorte de salle secrète d’où j’avais pu observer mon second tenter de se dépêtrer de la mélasse dans la laquelle l’avait entraîné un candidat retors. Je n’avais pas réussi à me contrôler : j’étais sortie de mon repaire et avais fait irruption dans la pièce où ce gamin de 25 ans se prenait pour Dieu, narguant de toute sa suffisance mon pauvre subordonné qui semblait complètement dépassé par une telle arrogance. « Dehors ! » lui avais-je crié à ce petit con qui pétait plus haut que son cul n’aurait jamais pu le conduire au sein de notre société ! Puis j’avais fait signe à mon collaborateur de disposer et m’étais donc retrouvée seule face au miroir.

Sans trop savoir pourquoi, j’avais fondu en larmes. Il était plus qu’évident qu’il me fallait prendre l’air ; juste une heure. Rien qu’une heure ou deux tout au plus. J’avais attrapé mon téléphone et demandé au voiturier de l’entreprise de me préparer la voiture, prise par une envie irrépressible de liberté. Ma 555 Ryder de 45 m’attendait devant l’entrée de la société. Je ne me souviens pas avoir jamais quitté aussi vite le centre-ville. Mon bolide m’avait conduit durant des heures sans que je m’en rende vraiment compte, toujours plus vite, toujours plus loin sur une route totalement désertique, accompagnée, grâce à quelques bidouillages, par la musique de « Road to hell ». Perdue dans mes pensées, je n’avais pas vu sur l’instant la silhouette longeant le bas côté. Au dernier moment, j’avais jeté un vif coup de volant, manquant de la renverser et l’avais dépassée en trombe pour discerner bien plus loin dans mon rétroviseur l’ombre d’un homme dans un long manteau de cuir noir.

J’avais tant roulé que la jauge à essence indiquait qu’il était temps que je pense à faire le plein. Quant à celle du radiateur, elle m’avait presque supplié à plusieurs reprises de stopper net pour laisser refroidir le moteur mais si je ne m’arrêtais pas une bonne fois pour toutes, il y avait toutes les chances que cette fois ma voiture refuse définitivement de redémarrer.

Cela faisait des heures que je n’avais pas croisé de station service, mais heureusement, j’en voyais justement une se profiler à l’horizon. Une sorte de garage improvisé à côté duquel étais garé un vieux bus déglingué. En m’approchant de la station, j’avais été surprise de découvrir que celle-ci faisait aussi office de saloon et qu’on pouvait, non seulement y boire un bon café, mais également s’y sustenter. J’avais donc décidé d’y faire une halte. Et c’est ainsi que je m’étais dirigée vers l’établissement, priant de toute mon âme pour que les passagers du bus ne soient ni trop nombreux ni trop bavards. Car tant qu’à me retrouver au milieu de nulle part ce n’était pas pour y être emmerdée par une horde de touristes braillards.

En passant la porte quelle n’avait pas été ma surprise de constater qu’il y avait à peine une dizaine de clients dont une femme affairée au comptoir et deux hommes assis ensemble à la même table. Avant de m’installer, j’étais allée me rafraîchir et avais ressenti, en me lavant les mains, cette impression étrange de ne plus être la même personne. J’avais ouvert le premier bouton de mon chemisier, puis un deuxième…

 

En relevant les yeux vers le miroir, j’ouvris le dernier bouton et je ne pourrais expliquer pourquoi à cet instant, mais je sus alors que j’étais sur le point de me trouver enfin.

A trente cinq ans, il était presque temps…

De retour dans la salle, je m’installai enfin et me remis à observer les quelques clients du bar. D’après ce que je pouvais percevoir de la conversation des deux hommes assis à quelques mètres de moi, la discussion engagée promettait d’être sans fin et surtout menée tambours battants car y il était notamment question de théorie quantique et de théologie. L’un d’entre eux devait être un homme d’église à en juger par la collerette blanche qui dépassait légèrement de son tour de cou. Le second, quant à lui, quelque peu débraillé, la nuque raide, il semblait n’attacher aucune importance à son apparence physique et je l’imaginais bien homme de raison ou même de science… Mais c'est surtout son argumentation qui me conforta dans cette idée.

Toujours dans l’attente d’un verre, j’observais cette femme d’une beauté exceptionnelle assise seule au comptoir. Ses vêtements semblaient de grande qualité et surtout d’une parfaite finition. Ses goûts, tant en matière de couleurs que de tissus donnaient l’image d’une femme sexy mais non vulgaire et révélaient un train de vie élevé. Sans doute plus encore que le mien. Mais je fus incapable de deviner ce qu’elle pouvait bien faire dans la vie. J’adorais ce petit jeu. Et j’avais un certain talent pour ça. Observer, déduire, m’interroger, analyser, et en un coup d’œil, me faire une opinion sur les gens… c’était mon métier, ma vocation. Et en l’occurrence, je me demandais bien pourquoi une jeune femme de cette classe voyageait en bus ? Voilà, le genre de questions que je pouvais me poser !

Perdue dans mes pensées, je n’avais pas prêté attention à la personne qui venait d’entrer dans le bar. Lorsqu’elle passa devant moi, je crus reconnaître le manteau en cuir de cet homme que j’avais manqué d’écraser un peu plus tôt. Il était couvert de poussière et de sable mais je décelais derrière cette crasse, les traits fins d’un très jeune homme. Il se dirigea vers le bar et s’installa à la gauche de la bombe assise au comptoir. Pendant un court instant, j’eus le sentiment qu’ils se connaissaient mais elle ne lui adressa pas le moindre regard. Quant au garçon, après s’être servi lui-même une pression qu’il avala presque d’une seule gorgée, il se dirigea vers un vieux poste tout poussiéreux qui traînait sur un petit guéridon non loin de là.

Je me sentis toute bizarre, tout à coup… Ma tête se mit à tourner… Puis je fus prise d’une migraine fulgurante… La douleur était terrible et se mêlait à des bruits dans ma tête, comme une voix cherchant à s’extirper de mon crâne. Une voix qui n’était ni celle d’une femme, ni celle d’un homme mais que je semblais la seule à entendre… Enfin, non, pas tout à fait. Les deux hommes assis à la table voisine, le garçon et la jeune femme au comptoir, à en juger par leurs regards interloqués, avaient également perçu quelque chose. Mais alors pourquoi pas les autres ? Aucun d’entre nous quatre n’osa prononcer un mot. On se regarda juste, ébahis. Il faut dire que nous avions de quoi nous interroger… L’homme assis un peu plus tôt en face du prêtre avait rejoint le comptoir et tenait entre ses mains le poste à moitié disloqué. Il releva un câble de derrière le bar pour nous faire partager sa découverte : le fil électrique qui partait du poste pendait dans le vide. Il était plus qu’évident qu’il ne pouvait pas émettre.

Je pris conscience bien plus tard que l’évènement que nous venions de vivre tous les cinq n’était pas anodin.

 

Année I.

Complètement nue, debout sur le balcon de mon appartement du quinzième étage de cette tour d’ivoire dans laquelle Mike semblait vouloir m’emprisonner, j’offrais ma peau à la caresse d’une légère brise. Sur la rambarde était posé un téléphone portable et en cette nuit d’été, je savourais ma cigarette en admirant le ciel étoilé. Il faisait bon, l’air était vivifiant et la nicotine d’autant plus apaisante que je ne fumais plus qu’après l’amour. Mais voilà la dernière bouffée... Une dernière taffe et d’une pichenette je jetai le mégot dans le vide avant de me retourner sur l’intérieur de la chambre où je l’avais laissé dormir. J’aimais le regarder ainsi. Il était là étendu dans mon lit, à demi couvert du drap de soie rouge sous lequel nous venions de faire l’amour. Et malgré ses dix ans de plus que moi, son corps nu était magnifiquement sculpté. A en croire le sourire qu’il arborait sur son visage tandis qu’il dormait paisiblement, je l’avais comblé une fois de plus. Et cela me rendait fière car il n’était jamais aisé de combler un homme si charismatique et surtout avec un tableau de chasse digne des plus grands séducteurs.

Et dire que deux heures plus tôt, il avait joué à découvrir chacune de mes terres, parcourant mon corps tel un explorateur. Dénudant ma poitrine, source de mes mystères puis s’arrêtant pour répondre un rapide « je t’aime » aux battements de mon cœur. Il avait plaisanté sur le fait que chacun de mes seins était le demi-hémisphère d’un globe terrestre et avait invité ma gorge profonde à estomper l’éphémère. Glissant ses mains sur ma peau, au fil de mon corps, descendant toujours plus bas, il était arrivé aux méplats de ma plaine fertile. Exactement là où mon ventre de femme lui donnait l’impression de laisser une empreinte indélébile. Emporté par son élan, il était arrivé au cœur de ma forêt, de mon pubis offert telle une jungle inexplorée où, glissant d’abord ses doigts, puis s’engouffrant en moi de toute sa virilité, il avait fait naître un véritable volcan. Et comme à chaque fois, la lave s’était écoulée des profondeurs de ma source. Le fruit de mon amour né de ses mains agiles et attentionnées s’était mêlé à sa sève. Il m’avait appartenu du premier au dernier coup de reins. Mais après ?…

Un an que nous étions amants.

Un an déjà que nous mêlions les fluides de nos deux corps. Cela faisait un an que je m’abandonnais à lui depuis ce jour où, dans ce bar miteux, je m’étais découverte désirable et sexy et où l’amante douée et dépourvue de tabou était née pour le meilleur comme pour le pire. Quand je me remémore la femme que j’étais avant, si froide et si rigide, cela me glace le sang. Je n’étais qu’un robot de travail qui ne vivait et ne pensait que par et pour sa carrière. Occultant tous mes désirs. A commencer par ces besoins physiologiques contre lesquels je luttais, convaincue que les choses du sexe n’étaient que perte de temps. Quel gâchis ! Heureusement, j’avais ouvert les yeux sur de nouveaux horizons. Mieux que cela même ! Je m’étais ouverte au monde extérieur, à une vie sociale et aux autres tout simplement. Me voilà donc devenue une femme épanouie assumant pleinement sa sexualité et la revendiquant presque fièrement auprès du seul homme qui vaille la peine que je me mette à nue, au propre comme au figuré.

En même temps, comment ne pas fondre pour cet homme aussi beau qu’intelligent et faisant l’amour comme un Dieu ! Pourtant notre relation était non exclusive. Je ne sais plus si c’est lui ou moi qui l’avions décidé ainsi. Toujours est-il qu’il m’arrivait de me distraire ailleurs de temps en à autre. De toutes façons Mike était souvent absent. Il me délaissait d’ailleurs un peu trop à mon goût. Alors je compensais. Et puis, sortir boire un verre, aller danser et me laisser séduire le temps d’une nuit par un homme plus jeune que lui une fois de temps en temps n’était pas bien méchant. D’autant qu’il ne risquait pas grand chose au fond car jusqu’à présent, aucun homme ne lui est arrivé à la cheville. Et puis je ne faisais que rattraper un peu du temps perdu ! D’ailleurs, peut-être avait-il quelque maîtresse lui aussi ? Qu’est-ce que j’en savais après tout ?! Tant que je restais discrète, cela ne posait pas de problème… Il s’agissait d’une sorte de contrat tacite entre nous. Une relation régulière non exclusive, mais hors de question de faire la moindre allusion à un ou une autre : lorsque nous étions ensemble, personne d’autre n’existait ! Il n’y avait que nous.

C’est quand même incroyable ce que le temps est vite  passé ! J’ai l’impression que c’était hier que je m’ouvrais enfin au monde. Je me souviens très bien de mon escapade et de mon bref passage dans ce bar. Je m’étais regardée dans le miroir et là j’avais su… Mais il s’était passé autre chose ce jour là… La radio, la voix… Cette impression étrange qu’on s’adressait à moi. J’avais le sentiment d’avoir vécu un événement important là bas et chaque jour depuis, cela me trottait dans la tête. Comme si derrière cette voix se cachait une sorte de code... Je ne sais pas… C’est peut-être juste une déformation professionnelle que de voir un mystère en toute chose… Mais je sentais au fond de moi que je ne me trompais pas. Ce fichu sixième sens ! Ne pourrait-il pas m’annoncer du bon au moins une fois dans ma vie ?

Je cherchais encore un sens à tout ça mais bien sûr, je n’en avais parlé à personne. Et encore moins à Mike ! Nous nous aimions, oui... Mais il n’était pas le genre d’homme avec qui l’on parle. En tous cas pas de ce genre de sujets ! Il m’aurait traitée de folle, j’en suis certaine. Et puis, je ne sais pas… J’avais l’impression qu’il valait mieux que je garde ça pour moi. Dans mon métier, ce ne serait pas bien prudent de montrer, ce qui pourrait s’apparenter, au mieux à une faiblesse, au pire à un complet craquage ! Mais s’il y avait bien quelque chose derrière cet événement, mon esprit d’analyse me pousser à me demander quel rôle y avait-on joué ? Nous étions plusieurs dans ce bar et nous n’avions pas tous partagé la même expérience.  Mais cinq d’entre nous au moins avions entendu quelque chose d’étrange. Et ce simple fait en lui-même avait de quoi intriguer. Peut-être aurais-je pu utiliser les ressources de l’Organisation pour mener ma petite enquête. Il aurait suffit que je parle au fondateur de quelque événement étrange ; que je lui dise qu’il y avait peut-être des informations importantes à en tirer. Peut-être aurait-il accepté de me donner carte blanche si cela avait été dans l’intérêt de la boîte. Mais comment lui mentir sans qu’il s’en rende compte ? Et surtout comment lui cacher la vérité et continuer à le regarder en face ?  Depuis toute jeune, il m’avait montré la voie, faisant office de figure paternelle, puis de mentor, il avait toujours été un modèle pour moi. Et dans la mesure où c’est lui qui m’avait faite, à la fois sur le plan personnel et professionnel, jamais j’aurais pu agir dans son dos.

Mais justement, qui mieux que lui pouvait comprendre et m’aider ? Peut-être m’aurait-il entendue ? Mais, non, quelque chose me disait qu’il valait mieux que je me débrouille seule sur ce coup là. D’autant que depuis quelques temps les choses étaient différentes. J’avais l’impression que mes journées s’allongeaient… Que les dossiers ne s’amoncelaient plus au même rythme… et que les réunions étaient de plus en plus espacées. Certains de mes contacts ne passaient plus par moi. Mes assistants avaient été placées sous les ordres directs du fondateur. Comme si l’on me déchargeait de certaines responsabilités. Je n’avais d’ailleurs plus accès à certains contrats et des entretiens se déroulaient désormais sans que j’y participe. Du coup, je m’étais demandé si mes compétences étaient remises en question. J’avais fait mon introspection et avais cherché en quoi j’avais bien pu décevoir l’Organisation. Mais les rares fois ou j’avais abordé la question avec le fondateur, il avait habilement détourné la conversation. Cela faisait un moment maintenant que je pensais à solliciter un entretien pour mettre les choses au clair en face à face mais je ne savais pas trop… J’hésitais. Je me disais qu’il était possible que je me fasse des idées. Après tout, s’il souhaitait vraiment me mettre à l’écart pour une raison ou une autre, ne l’aurait-il pas fait, tout simplement ? Et pourquoi ? Pourquoi aurait-il eu à en arriver là ? Mes doutes étaient si forts à une période que j’en étais venue à penser que je n’avais plus ma place au sein de la société. J’avais même envisagé claquer la porte et partir. Seulement voilà, on ne quittait pas l’Organisation aussi facilement ! Et si j’étais encore là, à observer Mike paisiblement allongé dans mon lit, c’est bien parce que le fondateur en avait décidé ainsi.

Mais si j’étais debout tandis que Mike dormait, c’est parce que j’avais entendu son téléphone vibrer. Me demandant qui pouvait appeler à une heure aussi tardive, j’avais attrapé le portable et l’avais emporté avec moi sur le balcon. Je me décidai enfin à lire le message qu’il avait reçu :

« Nos craintes et nos doutes sont bien fondés. Méfiez-vous d’elle, faute de quoi elle sera votre perte ! »

Pas de signature. Numéro masqué. Je m’interrogeais sur la personne qui avait bien pu passer cet appel ? Et de qui Mike était-il censé se méfier ? De moi… ? « À quoi joues tu, Mike, me demandais-je intérieurement ? Pourquoi tu ne me parles pas ?… »

 

Il se mit à bouger. Surtout ne pas faire de bruit pour ne pas risquer de le réveiller. J’avais encore besoin de réfléchir à tout ça. Je me disais que je n’avais pas le choix. Il allait falloir que je mène ma propre enquête, seule. Sans éveiller les soupçons évidemment. « Après tout, tu as connu des missions bien plus difficiles, me dis-je intérieurement. Ne l’oublie pas ! Alors mets-toi au travail. Commence par sonder son notebook et son palm. Je suis certaine que tu y pêcheras des informations intéressantes ! Puis tu regagneras ta place à ses côtés et tu l’enlaceras pour lui dire "Je t’aime"…  exactement comme tu le fais après chaque cigarette… Et la nuit portant conseil, tu aviseras demain. »

Lorsque je le retrouvai au sein de cette couche où il était toujours question d’amour, le doute semblait vouloir prendre de plus en plus de place et la voix résonner de plus en plus fort dans mon esprit. Il se colla tout contre moi et me murmura au creux de l’oreille qu’il avait remarqué que j’étais pensive. Il souhaitait qu’on ait une discussion. Puis il m’embrassa tendrement et se retourna de son côté du lit.

Il ne dormait pas.

M’avait-il vu prendre son portable ???

Si oui, cela risquait de devenir très compliqué.

 

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