Un jour peut-être - ANNÉE II

Vendredi 13 novembre.

 

Le bras droit

 

     Pour certains, le chiffre 13 porte bonheur, pour d’autres c’est tout l’inverse. Mais quand il s’agit d’un vendredi treize alors la superstition n’a plus de limite tant pour les uns que pour les autres. Et c’est ainsi que des millions de personnes se ruent dans les bureaux de tabacs afin de miser le bon numéro en espérant gagner le gros lot.

     Je ne suis pas superstitieuse. Je ne l’ai jamais été. Ni hier, ni aujourd’hui. Je dirais même pour être précise, que je l’étais moins encore hier qu’aujourd’hui tant j’étais, à l’époque, cartésienne et pragmatique.

     "Hier" c’était il y a deux ans. Deux ans déjà que j’ai entendu cette voix dont le souvenir est chaque jour plus fort. Cette voix qui semble m’appeler. Toujours. Encore et encore. Pourquoi ? Pour où ? Pour qui ? Mystérieuse. Indécodable. Ou presque… Alma. Je ne me souviens que de ces deux syllabes. Mais je n’ai aucune idée de ce que cela signifie et ai toujours ce sentiment étrange de ne devoir en parler à personne. Ni à Mike ni à ma hiérarchie et encore moins à lui : mon mentor, mon père.

     Du moins pas encore. De toute manière, nous n’avons presque plus l’occasion de nous entretenir lui et moi. Et je ne parviens à me défaire complètement de cette impression d’être mise à l’écart des dossiers importants.

     Aucun mouvement sur cette planète ne peut nous échapper. C’est notre métier, c’est notre rôle. Nous somme là pour surveiller et savoir. L’information est notre gagne pain. Aucun dirigeant sur cette planète ne peut bouger le moindre petit doigt sans que l’on en soit informé. Nous sommes partout. Dans tous les pays, dans toutes les assemblées ou groupements plus ou moins officiels. Nous touchons à tous les secteurs importants : politiques, scientifiques, financiers et même religieux… Surtout religieux ! Nous sommes infiltrés partout, agissant dans l’ombre des agences de renseignement connues et des pouvoirs en place. Nous n’avons pas d’existence propre, pourtant nous oeuvrons afin de maintenir l’équilibre et que chacun reste à sa place.

     Et moi, numéro deux de l’une des organisations les plus secrètes au monde, on me demande de filer un petit professeur de seconde zone !

     Mon métier est de recruter les meilleurs hommes et femmes qui soient pour servir notre cause… C’est mon don à moi, c’est ce en quoi j’excelle ! Je sais cerner les gens, les jauger ; en un coup d’œil s’ils sont ce qu’ils prétendent et s’ils seront à la hauteur de la tâche ! Et alors que l’Organisation est en charge d’étouffer les affaires les plus intrigantes et les plus obscures au monde, on me remet sur le terrain pour fricoter avec un scientifique. Pourquoi ? Le fondateur attache-t-il une réelle importance à cet homme dont les seules préoccupations sont des étoiles situées à des milliers d’années lumière de nous ! Quelle menace peut-il bien représenter pour notre planète, je me le demande ?! 

     Mais lorsque je le vis pour la première fois, mon intérêt fut soudain piqué au vif. Son visage me parla immédiatement. C’était ce même homme croisé deux ans plus tôt dans ce bar miteux en plein désert… En le reconnaissant, quelques-uns de mes doutes s’envolèrent. Cela ne pouvait être un hasard que le fondateur  me demande de m’occuper de ce cas. Il savait. Il se méfiait bien de moi. Il doutait de mes capacités à gérer la boîte… Mais comment était il au courant ? Comment avait-il appris ce que j’avais vécu dans ce bar ? Je n’en avais parlé à personne. Et tout cela n’expliquait en rien le but de cette mission. Il y avait beaucoup trop de questions et si peu de réponses…

     J’avais bien changé en deux ans et même si je donnais le change au boulot, dans le cadre de ma vie privée, j’avais troqué mes tailleurs stricts contre des tenues plus modernes. Je portais désormais de jolies robes saillantes et décolletées à souhait. J’avais également totalement délaissé mes chignons de vieille fille pour laisser vivre librement sur mes épaules mes longues boucles rousses chatoyantes. J’assumais totalement ma féminité et je n’hésitais plus à en jouer quand cela s’avérait nécessaire. Ce qui devait me faciliter la tâche dans le cadre de ma mission. Je serai, pour lui, la femme souriante, pleine de vie, chaleureuse et avenante que j’étais dans l’intimité.

     Et la transformation devait être nette car il ne me reconnut pas. Ni à notre premier rendez-vous ni à tous ceux qui s’en suivirent.

     Le Docteur Lightman avait ses habitudes dans un bar branché de la ville où il aimait rêvasser au comptoir en se délectant de Mojitos et autres cocktails cubains. Moi, ça m’allait très bien… j’adorais les Mojitos !

     C’est ainsi qu’un soir, vêtue d’une robe moulante rouge scintillante faite sur mesure et griffée d’un grand couturier, j’entrai dans ce bar et d’un pas déterminé, allai m’asseoir à ses côtés. Je commandai alors mon premier Mojito et il me sourit. D’un regard appuyé, je lui rendis son sourire et levai mon verre en sa direction, l’invitant à trinquer avec moi. Il comprit plus ou moins rapidement le message et se décida enfin à entamer la conversation. Nous eûmes alors notre première discussion tandis qu’il me dévorait des yeux ou plutôt qu’il dévorait tout ce que ma robe laissait suggérer. Ce qu’elle laissait paraître de ma plastique semblait loin de lui déplaire ! Mais il ne me parla jamais de la voix ni du bar dans lequel nous nous étions croisés deux ans plutôt. Je décidai donc d’en faire autant. Même si cela s’avérait de plus en plus difficile car plus il se dévoilait, plus il me parlait de cette fameuse découverte : cette planète qu’il avait nommée Alta. Alta… Alma… Comment aborder le sujet sans qu’il se ferme ? Cela ne pouvait être un hasard que ces deux mots soient si semblables ?… Mais comment en avoir le cœur net si je ne pouvais lui parler de notre première rencontre et de cette voix que j’avais entendue alors ?

     Semaine après semaine, il m’en disait davantage sur lui, sur ses travaux, totalement enthousiasmé et passionné par son projet. Il me confia se sentir proche de moi. Il avait le sentiment, sans pouvoir se l’expliquer, que je pouvais le comprendre. Et chaque vendredi soir, semaines après semaines, je contactais le bureau et faisais un compte rendu détaillé de ma surveillance rapprochée du docteur en astrophysique.

     Puis un jour le fondateur me demanda de faire disparaître au plus vite tous les dossiers en ma possession sur le Dr. Lightman. Je n’en compris pas immédiatement les raisons et lui en fis la remarque. Mais le fondateur ne revenait jamais sur ses ordres. Bien au contraire ! Il me chargea d’une nouvelle mission…

     Me voilà donc au volant de mon bolide, un vendredi treize, roulant à vive allure vers le laboratoire du Dr. Lightman, mon pistolet silencieux sur le siège passager. « Il ne doit pas parler. Occupe-t-en ! » Les derniers mots du fondateur raisonnaient en moi comme un écho martelant mon esprit… Je ne devais pas remettre en question les ordres. J’avais une mission et j’avais été entraînée pour cela bien avant de me retrouver derrière un bureau. Pourtant, de nouveau je doutais…. Le poste était allumé. Arrêtée à un feu rouge, perdue dans mes pensées, me laissant gagner par la colère, je ne prêtais pas attention à ce qui passait à la radio mais quelque chose m’interpella. J’augmentai le son. C’est bien ce qu’il m’avait semblé. C’était une émission diffusée en direct. Et cela parlait d’Alta. Intriguée, je montai le son. Derrière moi une voiture klaxonna. Le feu venait de passer au vert. Je me garai sur le côté de la route, et me concentrai sur l’émission…

 

     « Ouh là, je sens que ça dérape… Coupa l’animateur. Heu, pardon Docteur, continuez, je vous en prie…

- Je disais donc que pour être certain qu’il y ait de la vie sur Alta, il faudrait rattacher à un satellite un télescope équipé d’un capteur spécial et lancer le tout en orbite pour que l’appareil ne soit pas perturbé par l'atmosphère terrestre. »

 

     Le Docteur Nicolas Lightman était en train de dévoiler le résultat de ses travaux sur la fréquence la plus écoutée du pays.

     Et, en ce vendredi treize, certaine de ne pas avoir gagné le gros lot, ma colère se transforma en angoisse… J’avais échoué dans ma mission. Et notre sort à tous les deux était désormais lié.


L’adolescent

 

Plus que quelques pas… Quelques mètres et il serait enfin libre ! Seulement quelques mètres entre lui et l’extérieur ! Quelques mètres… et un mur ! Près d’un an qu’il était enfermé dans ce centre parmi d’autres jeunes aux parcours similaires. Certains deviendraient de vrais caïds, d’autres étaient simplement perdus. Comme lui, ils étaient orphelins et n’avaient jamais eu de repère dans la vie. Ils avaient suivi de mauvaises directions, avaient fait de mauvais choix, pour finalement pointer à « Tree Hill ». Le centre devait son nom à la forêt de conifères qui entourait ses flancs. Une forêt si épaisse que le jeune homme était certain, une fois de l’autre côté, d’avoir sa chance.

Arrivé au pied du mur, il commença son ascension, lente et laborieuse. A mi-hauteur les sirènes du centre se mirent à raisonner et les lumières irradièrent soudain toute la cour. Il accéléra le mouvement et atteint enfin le sommet alors que les gardiens commençaient à affluer. Il lança un dernier regard en arrière puis se jeta de l’autre côté du mur manquant de se briser une jambe en atterrissant lourdement sur le sol.

Enfin dehors !

Il courut aussi vite qu’il put à travers la forêt, installant le plus de distance possible entre lui et ses anciens geôliers. Bientôt il pourrait enfin retrouver sa vie… « Retrouver sa vie »… Mais quelle vie ? Une seule chose l’avait guidé jusque là : l’espoir de retrouver un jour la femme de la photo ; l’espoir de savoir qui il était. Mais il avait appris depuis que cette femme n’était rien pour lui et aucun élément dans les archives ne lui avait permis de remonter à ses origines. Qui l’avait laissé, enfant, dans ce foyer pour orphelins ? Quelle mère avait bien pu faire ça à son fils et partir sans se retourner ? Quelle serait sa vie aujourd’hui qu’il était seul et qu’il n’avait plus aucune chance de retrouver sa famille ; orphelin et désormais meurtrier aux yeux du monde !? Il n’en avait aucune idée !… Mais quelque chose en lui lui disait qu’il lui fallait vivre, qu’il devait oublier tous ses doutes et continuer son chemin... Alma lui conjurait d’avancer… Et de toutes façons c’était la seule chose qu’il savait faire, la seule chose que la vie lui avait appris : avancer droit devant lui et ne jamais se retourner.

Il s’engouffra dans la forêt et la traversa comme si sa vie en dépendait. Il courut ainsi jusqu’à tomber – littéralement – sur une petite route peu fréquentée qu’il longea encore quelques longues minutes avant d’entendre enfin une voiture au loin. Sans réfléchir, il s’allongea sur la chaussée immoile. La nuit était sombre et le chauffeur n’aperçut le jeune homme qu’au dernier moment. Les pneus crissèrent  et la voiture fit un tête à queue, stoppant net à quelques centimètres seulement du corps inerte. Le conducteur sortit du véhicule et se précipita vers l’adolescent qui ne montra aucun signe de vie. Il le transporta jusqu’à l’arrière de la berline mais à peine eut-il claqué la portière que le jeune homme bondit à l’avant du véhicule et démarra en trombe, laissant l’homme atterré au milieu de la route.

Les dernières quarante minutes de sa vie s’étaient enchaînées sans qu’il ait le moindre contrôle sur leur déroulement. A aucun instant il n’avait réfléchi, ni à ses actes, ni à leurs conséquences. Jamais il ne se serait cru capable de s’allonger sur une route pour arrêter une voiture et la subtiliser au vu et au su de son propriétaire. Il n’était plus lui même… Ou plutôt non, ces réflexes, ces automatismes qui depuis quelques temps prenaient le pas sur sa réflexion, c’était comme s’ils étaient ancrés en lui. Et si ces aptitudes avaient toujours fait partie de lui ? Et si elles représentaient ce qu’il était au plus profond de son être ? Comme une sorte d’instinct animal. Il avait toujours su au fond qu’il était différent des autres mais il avait toujours pensé que cela se résumait à sa façon de voir le monde et ses difficultés à tisser des liens. Il se rendait compte aujourd’hui que c’était sans doute bien plus profond que cela. Il devait apprendre à se connaître s’il voulait contrôler et maîtriser ces nouvelles dispositions. Et il devait dompter cet instinct animal s’il ne voulait plus fuir...

Les phares perçaient la nuit de leurs feux éblouissants. Sans prêter attention à la musique qui s’échappait des hauts parleurs de l’autoradio, le jeune homme roulait pied au plancher sans vraiment savoir où il allait. Pris dans ses pensées, il roula ainsi des kilomètres durant : routes de campagnes, rues de villages et autoroutes se succédèrent jusqu’à ce qu’il arrive enfin à l’endroit où tout avait basculé. Le jeune homme gara la voiture devant le portail et coupa le moteur. Il passa la main dans la poche intérieure de son imperméable et en sortit un papier tout froissé. Il déplia la photo et fit glisser ses doigts sur l’image de la jeune femme assise sur les marches du perron. Il resta ainsi quelques minutes à observer le cliché et leva les yeux sur le foyer qui n’avait pas changé depuis sa dernière visite. C’était un an plus tôt, juste quelques jours avant sa première absence. Quelques jours avant qu’il ne perde le contrôle pour la première fois. Ca s’était passé non loin de là dans un petit bar de la périphérie où il était allé noyer son chagrin. Dans un petit bar ou un homme était mort. Comment tout cela était arrivé ? Comment avait-il pu faire ça ? Et pourquoi ? Un mot de trop, une plaisanterie de mauvais goût sur la couleur de peau d’une jeune femme... Sur ses origines… Et il l’avait frappé avec une rage et une force dont jamais il ne se serait cru capable.

Soudain, il prit conscience qu’un animateur avait remplacé, à la radio, la musique country qui l’avait tenu éveillé tout au long du trajet. Il ne prêta pas attention sur l’instant à son petit laïus mais un seul mot éveilla subitement son intérêt : « Comme vous le savez, il y a quelques jours, vendredi dernier un scientifique a fait une découverte essentielle pour l’humanité : la première planète habitable dans une zone habitable… Comme s’il suffisait de prendre un billet de navette spatiale et hop, on déménage sur Alta ! – Alta, puisque c’est son nom, suscite depuis toutes les interrogations. Et bien sûr, qui dit « planète habitable », dit possibilité d’une vie extra-terrestre, non ? Alors d’ici à ce qu’on voie à la longue vue des petits bons-hommes verts, il n’y a qu’un pas, n’est-ce pas Dr. ?… J’espère en tous cas que vous pourrez répondre à toutes ces questions qui nous brûlent les lèvres et celles de notre auditoire ! Chers auditeurs,  retenez bien le nom de notre invité de ce soir car s’il est encore peu connu aujourd’hui on risque de beaucoup entendre parler de lui dans les prochaines années, voir les prochains siècles ! Accueillez comme il se doit : « Le Dr. Lightman !… »

"Alta" Cela ne pouvait être une coïncidence ! Comment avait été décidée la dénomination de cette planète ? Comment quelqu’un avait-il pu donner à cette planète un nom quasi identique à celui qu’il entendait inlassablement depuis près de deux ans dans sa tête ? Combien de chances y avait-il pour que cela se produise ? Cette voix, il l’avait entendue pour la première fois dans une sorte de saloon quasi abandonné et même s’il savait qu’il n’était pas le seul à l’avoir entendue. Pour lui c’était la voix de sa mère car elle n’avait cessé de lui parler depuis. Pourquoi d’autres l’avaient entendu, peu lui importait, alors il en avait fait complètement abstraction ! Mais aujourd’hui un scientifique avait donné le nom d’Alta à une planète qu’il avait découverte. Cela ne pouvait être le fruit du hasard et il devait en avoir le cœur net. Il devait parler à cet homme.

  Il avait roulé toute la nuit glanant à la radio les informations dont il avait besoin pour trouver le laboratoire du Dr. Lightman. Il avait de la chance car il n’avait eu à franchir que deux états pour se rendre sur les lieux. Occultant complètement le fait qu’il conduisait une voiture volée, il se présenta devant les grilles du complexe. Un gardien sortit de sa guérite : « Monsieur ?

̶        Je viens voir le Dr Lightman.

̶        Et vous êtes ?

     Le jeune homme prit tout de même la peine de donner un faux nom.

̶        Désolé, je n’ai rien à ce nom sur mon registre. Prenez rendez-vous si vous souhaitez rencontrer l’un des personnels du laboratoire.

̶        Mais c’est très important !

̶        Désolé, votre nom n’est pas sur la liste !

̶        Mais puisque je vous dis que c’est important ! C’est en rapport avec Alta.

̶        Monsieur, je vais vous demander de faire demi-tour sans faire d’histoire. »

 

     « Bordel, c’est pas vrai ! »  jura le jeune homme en faisant marche arrière.

 

L’homme de foi

      

    La peur m'envahit, je suis terrorisé. Mais il y a ce jeune homme... Je me sens proche de lui. Il m’apporte un soutien, un sentiment soudain de plénitude, de bien être. Il me parle, s’adresse directement à mon esprit. J’ai l’impression de flotter dans les airs mais tout à coup, je tombe ! Une chute vertigineuse. Je perds mon souffle et suis soudain entouré par les ténèbres. J’ai les yeux grand ouverts mais je ne vois pas. Je tente de porter le jeune homme inconscient. Il me semble... quelque chose me dit qu'il est précieux. Je le soulève tant bien que mal. Une porte. Une voix semble m’attirer à elle. Je reprends ma route vers cette issue providentielle. J’entends un cri. Je pousse la porte et là, une lumière d'une incroyable intensité m'aveugle. J'ai le cœur qui bat la chamade. Je me mets à crier… Et à cet instant me réveille soudain, assis sur mon lit, haletant. Je reprends lentement conscience ! Réveil difficile. Tout cela semble à chaque fois si réel !

     Je me dirige à mon bureau et attrape mon journal.


    La page est blanche. Cela fait quelques longues minutes déjà et la page est toujours blanche. Je n'arrive pas à trouver les mots... Je repense à ces rêves qui me sortent chaque nuit de mon sommeil. Je repense à ce jeune homme dont le visage me hante depuis que je les ai vus l’emmener… Mais ce n’était pas notre première rencontre. Lui aussi était là, deux ans plus tôt, dans ce bar où j’ai entendu cette chose étrange... C’est à ce moment là que les cauchemars ont commencé. Puis l’adolescent m’a retrouvé. Cela ne pouvait être un hasard ! Il a déboulé dans l’église où j’officiais. Et il s’est confié à moi. Il m’a dit entendre une voix... Lui l'entendait dans son esprit… moi dans mes rêves...  Comment expliquer une telle chose ? Je ne suis pourtant pas fou... Je sais que je ne suis pas fou ! Mes rêves ne sont que tourments dont je n'arrive pas à percer les mystères. Je ne dors plus. Mes nuits sont de plus en plus courtes et les journées qui les suivent, de plus en plus harassantes. Quel est le but de tout ça ? Il doit y avoir une raison ! Un lien ? Et si nous avions entendu la même chose dans ce bar, si cette voix qui hantait mes nuits était la même que celle qui hantait ses jours ? Mais que disait-elle, quel était son message ?! Je ne tiens plus debout. Si je veux conserver toute ma tête et retrouver calme et sérénité, il me faut comprendre. Comprendre et me reposer enfin… ne plus souffrir… Retrouver mon équilibre ainsi que ma place et mon orientation dans l'existence. Et plus j’y pensais, plus je me disais que le jeune homme était le seul lien tangible entre la voix et ces images qui, depuis, s'imposaient dans mon sommeil. Comme si nous étions connectés... Je devais lui parler… le retrouver… Et peut-être alors pourrions-nous trouver les réponses, ensemble.

     Mon Dieu, aidez moi à pénétrer ce mystère ! Donnez moi la force ! Ma foi est grande, éclairez moi, je vous en conjure !

     Depuis quelques temps, j'éprouve le besoin d'écrire, de coucher sur papier toutes ces questions, ces peurs, ces doutes. Peut-être aussi pour graver ces évènements qui, j’en suis certain ne sont que le commencement… d’autre chose.

     Ma tâche me semble pesante. Le manque de sommeil se ressent sur mon travail avec les enfants. Et en plus de la fatigue physique, je ressens à cause de toutes ces questions qui ne me quittent plus, une fatigue morale bien plus grande encore. J’aspire à retrouver la paix… peut-être lorsque tout sera clair enfin. Mon travail, ma santé et mon équilibre en dépendent. J'ai déjà été invité par le passé à quitter une paroisse dans laquelle je me sentais utile. Je ne veux pas que ça recommence. Si je dois partir, cela se fera de mon propre chef.

     Sans que je m’en sois rendu compte, les lignes se sont succédées les unes aux autres. Déjà plusieurs pages noircies au fil de mots. Je me remets à écrire… presque frénétiquement.

            En parallèle de mes recherches pour retrouver l’adolescent, je me suis consacré ces derniers mois à l’aspect psychologique des rêves. Il ne s’agissait pas de poursuivre des chimères mais de comprendre le sens des images et d’analyser ces émotions qui me paralysaient, me laissant au réveil, suffoquant, paniqué, angoissé, quasi en transe... Et plus je rêvais, plus j'écrivais et plus mes prêches prenaient une nouvelle orientation.

     L'idée a mûri.

     J’ai fini par penser que le patron me mettait à l'épreuve. Dieu seul savait… mais cette voix était peut-être la sienne et il m’incombait alors de porter la parole de Dieu. Je devais partager son message même si j’en ignorais encore le sens. J’ai fait quelques sermons dans cet esprit, puis, à la demande du prêtre de la paroisse, j’ai animé des groupes de travail. Nous parlions de Dieu et des différentes façons de l’approcher. Je parlais des rêves et des diverses manifestations du tout puissant. Il pouvait s’adresser à chacun d’entre nous. Il nous parlait, il fallait juste savoir écouter pour entendre et comprendre son message. Toujours sur la demande de la paroisse j’ai également organisé des sortes de colloques. Malgré un faible auditoire les séances sont devenues régulières. Et même si peu de personnes étaient prêtes à m'écouter, peut-être que parmi elles, certaines comprendraient. Peut-être que d’autres avaient entendu cette voix…

     J’ai confié sur ces mêmes pages les doutes et les moqueries, les épreuves et les obstacles. La tâche était difficile mais peu à peu mes idées faisaient leur chemin. Je persévérais et parlais à tous. Et au bout du compte, mon travail, associé à la force de mes convictions et de ma foi, ont payé : les petites réunions de paroisse se sont transformées en des assemblées de plus en plus importantes ! Au fur et à mesure, ma confiance en moi s’est accrue. Et je sentais que ce don qui était en moi commençait, lui aussi, à se développer : je savais parler aux gens, toucher leur âme et leur cœur. Lorsque je m’adressais à eux, ils m’écoutaient. Et mes idées passaient.

     Mais il restait encore à comprendre le message ! Il fallait que nous nous interrogions sur la parole de Dieu ! C’était devenu une obsession pour moi.
Cette voix entendue par plusieurs d'entre nous devait être partagée avec tous !
J’ai participé à autant de symposiums et de conférences que j’en ai organisés. Et ceux-ci ont connu un succès qui m'étonnait de jour en jour d’avantage. J’étais devenu un référent en matière de théologie. Ma popularité croissante continuait de me surprendre et je n’étais apparemment pas le seul…

     L’église qui, jusqu’à il y a encore quelques temps ne se préoccupait pas de moi a ordonné à plusieurs reprises au prêtre chez qui j’ai trouvé refuge que cessent ces polémiques "autour d'un éventuel message venu de Dieu". Mes absences répétées, malgré les nombreuses convocations aux réunions dont j’ai fait l’objet, ont d’ailleurs été plutôt remarquées.

     Apparemment je dérangeais !

    

     Du coup, la haute commission se réunit demain, vendredi treize novembre – espérons que cela me porte chance –.  Composée de personnalités très différentes et dirigée par l’archevêque, elle doit statuer sur mon sort. Et on m’a fait comprendre que j’ai, cette fois, tout intérêt à être présent.

     Je dois convaincre.

  ***

     Très vite, je me heurte à l’antipathie de certains anciens collègues. Même si je sais que pour la plus part des hauts dignitaires présents, ma crédibilité et mon sérieux ne sont pas à remettre en question, j’ai eu avec d’autres quelques discussions houleuses sur notre façon d’aborder le sacerdoce. Ils n’approuvaient pas mes choix. Et les rêves que je faisais déjà à l’époque n’ont pas redoré mon image. Pourtant, je veux leur dire ce que j’ai entendu ! Je veux qu’ils comprennent ! Qu’ils croient enfin en ce qu’ils font ! Je vois bien dans leur regard que pour eux je suis comme habité. J'ai l'impression qu'ils ne m'entendent pas, ils restent là, figés dans une mimique ahurie, sidérés par mes dires...

     Heureusement l’archevêque dirige les débats. Il porte son éternelle robe pourpre. Depuis que je le connais, je ne l’ai jamais vu, en public, habillé autrement. Le ton vif de la soutane tranche avec celle de ses confrères. Il me laisse la parole et je tente alors de défendre mon avis, je dois redonner du sens à cette situation ! « …Ce jour n'appartient pas au pouvoir ou aux décideurs, à ceux qui, tout puissants, tirent les ficelles et nous divisent. Il n’appartient pas à l’église. Il est à eux, il est au peuple ! Dieu est partout et son message doit être délivré ! Il nous dit d'aider ces hommes en errance, ces âmes perdues...

̶        Et c’est selon vous, c’est cette voix, qui dit tout ça ?

̶        Je me moque bien que vous me croyiez ou non… tant que vous croyez ! Je n’ai jamais dit que cette voix me parlait, je dis juste que c’est l’une des manifestations de Dieu. Mais jamais vous ne l’accepterez car vous vous êtes éloignés de notre vocation… Vous vous êtes laissés enfermer par l’église et sa paperasserie ! Prisonniers volontaires de ses codes et de ses règles. Depuis le temps que vous ne passez plus vos journées que derrière un bureau, vous en avez oublié ce qui fait l’essence même de la foi !… 

̶        Attention père Abigâël, là vous dépassez les bornes !

̶        Je ne fais que dire ce qui est : vous ne croyez plus… Et alors que je crois, moi, en la liberté de l'être ; en une communion avec Dieu en harmonie avec le monde qui nous entoure, vous ne croyez plus qu’en l’église ! »

     Je ne cède pas face à la pression. J'essaie de les persuader, fort de mes connaissances en matière de religion et de mes convictions profondes :

     Je sais que je parle dans le vide. Que leur décision est déjà prise. Mais j’ai une mission à accomplir. Nous sommes nombreux à avoir entendu cette voix. Et nous devons ouvrir les portes de la connaissance et la transmettre au monde.

     Un peu plus tard dans la journée, la commission me fait part de sa décision. Ils me donnent le choix : soit je cesse mes prêches, soit ils me révoqueront. Selon eux, cette notoriété n'est pas digne d’un homme d’église... Ils ne m’ont pas entendu et veulent me faire taire. Pour la deuxième fois, je claque la porte de l'église. Mais cette fois, je n’y reviendrai plus !

     L’archevêque m’a rejoint à la sortie de la salle. Il m’invite à faire quelques pas à ses côtés :

     « Mon vieil ami, tu n’avais aucune chance. Ils ne t’ont même pas écouté. Leur décision était déjà prise depuis bien longtemps…

̶        Comment ça ?

̶        Tu l’as dit, tu n’es pas le seul... Et si c’est le cas, d’autres, au sein même de l’église ont pu l’entendre…

̶        Des prêtres… ici même ?

̶        Des prêtres ou des archevêques… Mais tu imagines bien que ce genre d’événements ne peut être partagé. Que se passerait-il si Dieu lui-même s’adressait directement aux hommes ?… Cela sèmerait le trouble auprès de nos paroissiens. Et surtout quel serait le rôle de l’église si nous n’avions plus besoin de porter la parole de Dieu.

̶        Donc ils savent !

̶        Quelques uns, oui… Mais tous ne croient pas…

̶        Et vous ?

̶        Moi, je pense que vous devez vous montrer très prudent mon ami. Cette affaire dépasse largement le cadre de l’église. Et les hommes ne sont pas prêts. »

 

  Le scientifique

 

     « Comme vous le savez, il y a quelques jours, un scientifique a fait une découverte essentielle pour l’humanité : la première planète habitable dans une zone habitable… Comme s’il suffisait de prendre un billet de navette spatiale et hop, on déménage sur Alta ! – Alta, puisque c’est son nom, suscite, depuis, toutes les interrogations. Et bien sûr, qui dit « planète habitable », dit possibilité d’une vie extra-terrestre, non ? Alors d’ici à ce qu’on voie à la longue vue des petits bonshommes verts, il n’y a qu’un pas, n’est-ce pas Dr. ?… »

     L’homme installé en face de l’animateur le regardait, l’air circonspect, mais sans attendre sa réponse ce dernier enchaîna : « J’espère en tous cas que vous pourrez répondre à toutes ces questions qui nous brûlent les lèvres et celles de notre auditoire ! Chers auditeurs, retenez bien le nom de notre invité de ce soir car s’il est encore peu connu aujourd’hui, on risque de beaucoup entendre parler de lui dans les prochaines années, voire les prochains siècles ! Accueillez comme il se doit : « Le Dr. Nicolas Lightman !…

̶        Alors Dr., dites-nous un peu comment tout ça a commencé…

̶        Eh bien on peut dire que cela ne s’est pas fait en un jour, Jack : la première étape a été un travail de recherche fondamental sur l'étude de la lumière des étoiles naines rouges à partir des observations déjà faites. Cela m'a permis de déterminer les sous-types de naines rouges susceptibles d'avoir des planètes telluriques autour d'elles…

̶        Ouh là là, attendez un peu ! Des étoiles naines, des planètes "lubriques"… c’est quoi tout ça ?

̶        Des planètes telluriques. Ce sont des planètes non gazeuses qui sont construites un peu comme la terre.

̶        Ah et donc habitables ?!…

̶        Pas forcément. De nombreux éléments doivent être réunis pour qu’une planète soit habitable mais, oui, c’est bien évidemment l’une des questions qu’on s’est posée puisqu’on suppose qu'il y a beaucoup plus de chances que la vie se développe sur une planète tellurique que sur une planète gazeuse. Mais pour nous intéresser à ces planètes il nous fallait faire un choix. En collaboration avec d'autres chercheurs nous avons donc développé un capteur plus précis pour étudier leurs longueurs d'ondes et sélectionner les plus intéressantes à observer.

̶        Je vois… mais doc. vous avez avancé depuis le lancement du projet, pas vrai ? Alors vous allez bien nous donner une petite info croustillante sur nos cousins de l’espace… Vous n’auriez pas vu quelques petits bons-hommes verts dans votre télescope, doc. ?

̶        Votre question est tout à fait pertinente, mais au jour d’aujourd’hui, je n’ai malheureusement aucune réponse à vous apporter. Bien entendu, l’une des premières étapes a été de diriger un télescope dans la direction choisie. Pendant dix-huit mois nous avons étudié la lumière dégagée par la centaine de naines rouges les plus proches de nous. Nous avons ensuite analysé les enregistrements de cette période et avons pu ainsi clairement identifier cinq planètes habitables. D’après nos déductions une seule d’entre elles est de composition solide et donc en mesure d’accueillir une vie similaire à celle que nous connaissons.

̶        Alta, c’est bien ça ? L’invité acquiesça. Bon, ben alors, vous l’avez identifiée et vous avez votre télescope braqué sur elle jour… et nuit ! Allez, Doc. dites nous la vérité… Les "altaïennes", elles sont comment dans l’intimité ? Ca chauffe dans les chaumières d’Alta ?…

̶        En fait on ne peut pas voir Alta. On voit juste les perturbations dans la lumière de son étoile "Ceterli" lorsqu'elle passe devant. De plus, notre atmosphère perturbe l'observation. Pour vous donner une idée de la difficulté de la tâche, c'est comme si vous posiez une bougie devant la lumière d'un phare vu à un kilomètre de distance et que vous me demandiez la couleur de la bougie en ayant les yeux bandés. Il faudrait mettre un télescope avec un capteur spécial en orbite…

̶        Ouh là, je sens que ça dérape… Coupa l’animateur. Heu, pardon Docteur, continuez, je vous en prie…

̶        Je disais donc que pour être certain qu’il y ait de la vie sur Alta, il faudrait rattacher à un satellite un télescope équipé d’un capteur spécial et lancer le tout en orbite pour que l’appareil ne soit pas perturbé par l'atmosphère terrestre.

̶        Mais dites moi, à titre personnel et tout à fait entre nous, qu’en pensez-vous ? Sera-t-on un jour confronté à des êtres venus d’ailleurs ?

̶        Je pense que là où les conditions pour l'apparition de la vie sont réunies, alors la vie apparaît. Mais si l’on parle d’intelligence extra-terrestre alors là chacun a ses propres convictions. En tous cas s'il existe ailleurs une civilisation avancée capable de voyages interstellaires, il est plus vraisemblable qu'ils nous trouvent et peut-être même nous parlent avant que nous les trouvions. Mais pour l'instant, aucun projet de recherche d'un signal d'origine intelligente et extraterrestre n'a capté le moindre signal. Donc, soit il n'y a personne, soit ils sont trop loin, soit ils n'ont pas envie de nous parler.

̶        Ou alors, vous autres scientifiques, êtes un peu dur de la feuille ! Mais peut-être qu'eux nous écoutent en ce moment ? Coucou les aliens !…

̶        Tout est possible Jack… alors si j’étais vous, je leur parlerais avec respect, on ne sait jamais...

̶        Mais qui sait, ils sont peut-être déjà parmi nous…

̶        Ecoutez, pour tout vous dire, en voyant les interviews de certains de nos artistes et hommes politiques, franchement je me pose des questions…

̶        Alors, là je vous suis complètement Doc., je vous précède même ! Tapez m’en cinq ! dit l’animateur en tendant la main vers le scientifique qui le regarda, précisément, comme s’il était interviewé par un être venu d’ailleurs. Merci en tous cas Doc. de nous avoir rassuré : la guerre des mondes, ce n’est donc pas pour demain et c’est tant mieux ! »

    

     Et si ce clown d'animateur avait raison ? S’il y avait bien une vie sur cette planète ?… En rentrant dans mon appartement, le souvenir de cette voix que j’avais entendue près de deux ans en arrière me revint à l’esprit. Cela fait deux ans déjà que je me demandais s’il s'agissait d’une hallucination ou d’une plaisanterie ? J'étais tellement obnubilé par mes travaux que j'en avais presque oublié "la voix". Elle était là quelque part, dans un coin de mon cerveau... C'était comme une graine que j'aurais laissé tomber dans mon jardin et qui aurait évolué dans son coin en une fleur sur le point d'éclore. Pourtant il faudrait un jour que je l’accepte : la découverte d’Alta n’était pas un hasard. Mais comment y croire ? Je suis un scientifique, par nature rationaliste cartésien. Pour que je puisse convaincre, pour que je sois moi-même convaincu, il faudrait que je prouve que cette planète abrite une vie et une vie intelligente ! Or pour cela, il faut faire aboutir ce projet d'observatoire spatial. C'est la raison pour laquelle j'ai accepté de passer sur le grill dans ce talk-show ridicule. Pour sensibiliser la masse, que ce sujet ne soit plus le parent pauvre de la recherche scientifique, et qu’on comprenne enfin l’importance de cette découverte ! Car ce n’est qu’en suscitant l’engouement populaire que j’aurais une chance d’obtenir les fonds nécessaires au développement du projet. Mais cette simple émission sera-t-elle suffisante ?…


Le barbouze

 

     Suite au tabassage en règle dans le parking souterrain et le passage aux urgences après avoir été retrouvé inconscient dans une ruelle, il m’a fallu quelques jours pour me remettre sur pied. Les flics ont fait semblant de croire à mon histoire de braquage par un pickpocket qui aurait mal tourné. Avant de partir, ils ont déposé sur la table de chevet mon portefeuille, bien en évidence, ouvert, laissant dépasser les quelques billets qu’il contenait.

     La première chose que j’ai faite, quand j’ai pu enfin retrouver un peu de la mobilité de ma mâchoire a été de contacter Mr Smith. Avec les deux gorilles qui m’étaient tombé dessus et m’avaient identifié, l’enquête ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices. J’avais de la chance de ne pas avoir terminé dans un des frigos de la morgue. J’ai laissé un message au numéro que je connaissais. Les jours ont passé. Pas de nouvelle… mais pas nécessairement bonne nouvelle. Si je devenais inutile pour lui, qu’est-ce qui l’empêcherait de balancer à la justice ses dossiers sur moi ? Et de mon côté, je n’avais toujours rien sur lui.

     J’ai enfin reçu un appel. Même voix, numéro masqué. Un lieu, une heure, rien de plus. Il est arrivé au rendez-vous accompagné de ses satellites orbitant à quelques mètres, plongés dans leur activité factice. Prend-on des cours pour devenir garde du corps figurant ? Parmi eux, j’ai reconnu la femme. Mais elle n’avait plus son amoureux du parc. Cette fois, elle distribuait des tracts, tout aussi convaincante dans son rôle d’activiste écologiste qu’elle l’avait été avec son compagnon lors du premier rendez-vous.

̶        Je suis ravi de constater que vous vous portez bien, M. Herbert, m’a dit l’homme en s’asseyant.

     Même costume, mêmes lunettes de soleil impénétrables. Et même petit sourire satisfait. Je trouverai bien un moyen de le lui enlever.

̶        Vos rouleaux compresseurs n’ont pourtant pas lésiné sur la besogne !

̶        Essayer de vous introduire dans le bâtiment n’était pas très judicieux de votre part. Il se trouve qu’il accueille nos bureaux. Et nous devons protéger nos activités des regards extérieurs.

     Au moins, j’avais enfin une information.

̶        Maintenant que j’ai été repéré, je suis grillé pour cette enquête.

̶        Aucunement. Melle Tomkin n’a pas été avertie de votre intrusion. Il a seulement été fait état d’une tentative d’infiltration de nos locaux suivie du nettoyage de l’agent extérieur. Personne n’est au courant que vous êtes sur cette enquête. Les gardes que vous avez rencontrés sont affectés à la surveillance du bâtiment et vous ne risquez pas de les croiser à nouveau tant que vous resterez à bonne distance de nos locaux.

     Combien de temps avant que je passe moi aussi au pressing, "nettoyé" par les bons soins de Mr Smith et de ses associés ? J’avais la désagréable impression d’être une petite fourmi avec laquelle on joue. Avant de terminer écrasée à la fin du jeu.

̶        En un peu plus d’un mois, je n’ai pas avancé d’un pouce. Les seules informations que j’ai, ce sont celles que vous m’avez données.

̶        Allons, Mr Herbert, laissons le temps au temps. Nous savons que cette enquête n’est pas facile et qu’il vous faudra beaucoup de patience. Tenez, pour nous faire pardonner de notre accueil si peu chaleureux, je vous ai apporté un petit quelque chose.

     Il m’a tendu une enveloppe. À l’intérieur, une première série de photos. Une vingtaine d’hommes et des femmes, pris sur le vif de leur quotidien au téléobjectif. Chaque photo portait un numéro. Sur une feuille jointe, les numéros renvoyaient à des noms, des adresses. La deuxième série de photos présentait une dizaine de lieux, allant d’une chapelle à l’autre bout du monde à un night-club, en passant par un chalet de montage, un gymnase, une station service, et bien d’autres encore.

̶        Vous voyez que je ne vous laisse pas faire tout le travail. Les renseignements que j’ai pu récupérer laissent penser que ces personnes pourraient être les prochaines victimes.

̶        Vous connaissez les suspects, vous connaissez les victimes, je ne comprends pas pourquoi vous avez besoin de mes services !

̶        Mr Herbert, la "communauté" dont je fais partie est vaste, diverse. Malgré votre pénible expérience avec notre service de sécurité, nous préférons régler nos affaires sans violence. Cependant, depuis quelques temps, je n’ai pas été sans remarquer certains faits particulièrement dérangeants qui me portent à croire que certains collaborateurs ont constitué un noyau menant des actions violentes. Je n’ai confiance qu’en un très petit nombre de personnes au sein de notre communauté. Si cette faction dissidente devait prévaloir, le danger serait immense, et pas seulement pour nous. Aidez-moi à faire le ménage.

     Fallait-il croire cette harangue ? Avais-je seulement le choix ? Pointant les photos, il a enchaîné :

̶        Je ne suis pas arrivé à localiser ni identifier toutes ces personnes. Je dois moi-même me montrer très prudent dans mes recherches. Les lieux seraient des lieux de rendez-vous. Je ne peux vous en dire davantage pour le moment.
Je suis resté le regard perdu dans ces photos noir et blanc, devant ces hommes et ces femmes figés, statues de sel. Où était la vérité ? Était-il seulement possible de l’approcher ?

̶        Je verrai ce que je peux faire pour vous.

     Et je suis parti. Au passage, j’ai saisi un tract. La jeune femme a semblé un instant surprise puis a repris sa distribution.     

     J’ai donc repris mes filatures. À bonne distance. Je suis parti à la pêche aux informations sur les victimes potentielles. Cela a duré des mois. Mr Smith ne semblait pas s’inquiéter de mon manque de résultat. Mon compte en banque était ponctuellement crédité tous les mois. En vérifiant la liste de noms, rien de particulier n’était ressorti. Des gens sans histoire. Un métier, parfois une famille. Pas de lien connu avec des mouvements extrémistes. Pour la plupart, pas d’appartenance à un parti politique. Aucune activité suspecte. Les lieux étaient tout aussi ordinaires. Les surveillances ne révélaient rien. Pas de rendez-vous secret. Aucun vas et viens suspect.

     Et pourtant...

     Je ne sais pas comment le déclic s’est fait. C’est comme ces illusions d’optique, ces images qui, suivant le point de vue que l’on considère, révèlent soit une jolie jeune femme soit une sorcière au nez crochu. Tout était là, sous mes yeux. Il suffisait seulement de porter son regard au bon endroit…

     Melle Tomkin suivait, semaine après semaine, la même routine. Mon séjour dans le coffre de sa voiture ne semblait pas lui avoir été rapporté et elle garait toujours sa voiture devant sa maison. Elle enchaînait ses allers et retours entre son domicile et son travail. Les jours de la semaine où elle ne rentrait pas chez elle, elle passait la nuit dans une tour du centre. Chez son amant ? Impossible de le savoir. Encore un lieu sous haute surveillance, inaccessible. Et mes côtes me faisaient encore suffisamment souffrir pour que je ne tente pas à nouveau l’aventure du coffre de voiture. Mr Smith m’a quand même informé qu’il n’y avait rien à creuser de ce côté. Melle Tomkin voyait bien un homme mais son intégrité ne pouvait pas être mise en doute. Mr Smith s’en portait garant. Il fallait que je le croie sur parole. Circulez, il n’y a rien à voir ! Le week-end, elle allait au théâtre, faisait les vernissages, les soirées mondaines.

     La même routine. Ou à peu de chose près. Combien de temps m’a-t-il fallu pour me rendre compte que ses tenues changeaient, que le tailleur austère restait au placard, que son chignon si strict ne faisait de plus en plus rare, que les soirs qu’elle ne passait pas chez son amant se déroulaient de plus en plus souvent dans des clubs. Combien de temps pour voir s’opérer sous mes yeux cette transformation ? Trop sans doute.

     Et quand bien même j’étais enfin sorti de ma léthargie… une fois la transfiguration de Melle Tomkin évidente, combien de temps encore pour m’apercevoir qu’elle n’était pas la seule, que cette soudaine métamorphose touchait l’ensemble de ces portraits que j’avais suivis, épiés, écoutés. Chacun d’eux vivait un bouleversement. En six mois, certains avaient quitté leur emploi, leur famille, partant sans laisser de trace. D’autres revenaient de manière récurrente dans les colonnes des faits divers. Coups et blessures. Conduite en état d’ébriété. Violence conjugale. Drogue. Suicide. Chronique d’une déchéance annoncée.

    Et finalement, combien de temps pour voir le plus évident. Combien de fiches décortiquées, d’articles lus, pour enfin tomber sur ce lien entre eux. Si dérisoire. Ce lien que partageait Melle Tomkin avec les victimes…
 

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