Un jour peut être - ANNÉE III (2ème partie)

Le bras droit

 

     Mike et moi avions beau être amants depuis près de trois ans, il  m’arrivait de plus en plus souvent de me sentir seule. En même temps, rien d’étonnant à cela puisque plus le temps passait et moins nous avions d’occasions de nous retrouver en tête-à-tête. Il faut dire aussi que nous étions tellement pris par notre travail chacun de notre côté que nous avions de plus en plus de mal à nous retrouver dans un cadre plus intimiste invitant à la relaxation et aux plaisirs de la chair. Et cela s’ajoutait à l’impression que j’avais depuis quelques temps que notre relation s’étiolait. Même lors de nos rendez-vous galants, nos élans perdaient de leur superbe et je commençais à croire que nous étions de moins en moins impliqués et investis dans notre relation. Et plus les semaines et les mois passaient, plus je me sens frustrée. Frustrée de ne plus le voir qu’au compte goutte, que lorsqu’il daignait se rendre disponible, que lorsqu’il en avait envie. Plus ça allait et plus cette relation me faisait l’effet d’une aventure à sens unique. Lui se montrant selon son bon désir et moi me devant de rester à sa disposition afin de satisfaire tous ses caprices.
     Fort heureusement, je ne m’encombrais pas de scrupule ! Ainsi, ne voyant pratiquement jamais Mike le week-end, j’ai pris le parti de passer mes soirées dans des bars à ambiance dit « dansants » ou en discothèque le samedi soir. et je sortais régulièrement seule, à la recherche d’expériences nouvelles. Et je me montrais alors telle une lionne affamée de désirs ardents, toutes griffes dehors, prête à bondir sur toute proie en mesure de satisfaire mes besoins physiologiques ne serait-ce que le temps d’une nuit. Et rien n’éveillait mon appétit je me contentais alors de danser. Car en plus d’aimer le sexe, j’adorais danser. Il m’arrivait donc fréquemment de passer une nuit entière sur une piste de danse à me déhancher lascivement sous les regards gourmands de jeunes loups qui, à en croire leurs sourires en coin et leurs mâchoires tombantes, se disaient probablement que je devais être un coup d’enfer si je bougeais tout aussi bien dans un lit.

     A mon âge, être désirée, pouvoir me sentir femme, avoir la sensation d’être belle, et rester sexy aux yeux des hommes, à commencer par ceux d’entre eux qui pouvaient avoir jusqu’à quinze ans de moins que moi, était plus que flatteur, c’était vivifiant. Quelqu’un a dit ou écrit un jour : "Vieillir, c’est mourir un peu tous les jours. " Eh bien pas en ce qui me concerne. En tout cas pas ces samedi soirs où, admirée et choyée par des regards transpirant l’envie de me posséder toute entière, je me sentais renaître en usant et abusant sans regret ni remord de mon charisme comme de mes charmes.

     Seulement voilà, ce samedi là, il n’y eut ni proie, ni prédateur… Juste  deux personnes qui se sont trouvées dans l’atmosphère intime et feutrée d’une église…

     Moins motivée qu’à mon habitude, aucun homme n’avait trouvé grâce à mes yeux. Je n’avais croisé que des stéréotypes, des copies de copies, tous habillés et coiffés de la même manière, se la jouant comme s’ils étaient les maîtres du monde. Et je ne parle même pas de ces pauvres bougres qui avaient osé m’aborder avec la finesse d’un éléphant enfermé dans une échoppe de porcelaine. Alors pour ne pas perdre complètement mon temps et faire que ma soirée soit agréable malgré tout, j’avais bavardé et plaisanté avec Anna, la plus jolie et surtout la plus avenante des trois serveuses du bar. J’avais ainsi passé le temps, Mojito après Mojito jusqu’à ce qu’elle finisse par me dire : « Ma chérie… Je crois vraiment… qu’il vaudrait mieux que je te ramène chez toi… ». Mais vu son état, un taxi aveugle aurait eu plus de chance de me déposer à mon appartement en un seul morceau. J’avais donc préféré rentrer à pied.

     Et c’est ainsi que je m’étais retrouvée dans la rue, emmitouflée dans mon manteau rouge sang. En levant les yeux, j’aperçus, au loin, cette église que je n’avais jamais remarquée auparavant. Je ne sais pourquoi, je fus comme attirée vers elle. Je n’avais pas froid. Le ciel constellé d’étoiles offrait un spectacle magnifique malgré les lumières de la ville. Et moi, j’avançais vers cette église qui semblait me commander de venir à elle.

     J’étais devant les marches. Je cherchai dans mon manteau une cigarette que je sortis de mon étui d’or blanc pour la porter à mes lèvres. En relevant la tête, j’eus la surprise de voir une main tendue vers moi portant un briquet dont la flamme éblouissante dissimulait le visage de la personne qui m’offrait du feu. C’est en expirant ma première bouffée que je découvris le visage du jeune homme que j’avais déposé quelques années plus tôt devant un hôtel. Le destin est parfois curieux. Sans dire un mot, nous nous installâmes sur les marches de l’église, nous fixant longuement dans les yeux l’un de l’autre à la lueur presque tamisée du lampadaire.

     Il était d’une beauté exceptionnelle. Les traits de son visage étaient fins et harmonieux. Le grain de sa peau aussi lisse qu’une peau de bébé. Son regard était si expressif qu’on aurait imaginé pouvoir y lire jusque dans son âme. Son sourire franc, ses lèvres ni trop fines ni trop épaisses me commandaient de l’embrasser à pleine bouche. Et malgré le fait que j’en avais très envie, je restai comme en retrait… Comme bloquée… me contentant de le regarder encore et encore. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il semblait si jeune qu’il me donnait l’impression d’avoir la moitié de mon âge. Pourtant il y quelque chose passait entre nous.. Un lien spécial nous unissait déjà, je le sentais… Mais je n’osais faire le premier pas. Je me mis soudain à frissonner. Il me prit alors par la main et m’invita à le suivre à l’intérieur de l’église.
     Nous n’avions toujours pas échangé un mot mais nos regards ne pouvaient se défaire l’un de l’autre. Nous ne pouvions nous empêcher de nous dévorer des yeux. Sa main dans la mienne, la finesse de sa peau effleurant le creux de ma paume, nous avancions doucement tout en jouant de caresses du bout de nos doigts. Arrivés devant le confessionnal, il m’invita à y entrer et à m’y asseoir.
     Et c’est ainsi que ses mains habiles effleurèrent chaque partie de mon corps, domptant avec douceur le démon qui m’habitait. Par jeu et par plaisir, il guida les élans de mes mains et me bascula pour me rendre accessible. Aucun de nous deux ne pouvait plus rester de glace. Nos yeux toujours plongés l’un dans l’autre. Nos mains se liant et se défaisant. Il baisa ma bouche encore et encore, sa langue s’enroulant dans la mienne, telle une valse viennoise langoureuse et délicate. Ses lèvres glissèrent sur mes joues et sa langue le long de mon cou. Mes mains s’égarèrent sous sa chemise ouvrant fébrilement tous ses boutons les uns après les autres et ma bouche se fit chaude et exquise sur son torse musclé. Nous brûlions de désir. Renversant ma tête en arrière, il se noya dans le troublant parfum s’exhalant d’entre mes seins. Nos respirations s’accélèrent. De ses dents presque sauvages, il tira sur le tissu du haut de ma robe pour découvrir ma poitrine gourmande durcie par l’excitation. Ma poitrine lui était offerte et il joua les trublions n’ayant de cesse de caresser et d’embrasser tour à tour et ensemble chacun de mes seins. Il en profitait en y mettant toute son âme. Et moi je me pâmais, agrippant ses cheveux et lui caressant la nuque. Il releva soudain le bas de ma robe, glissa entre mes jambes et plongea sans que je m’y attende sa tête entière entre mes cuisses avec délice. Sa langue s’immisçant dans mon intimité et ses mains caressant ma peau satinée. Tout mon corps brûlait déjà d’envie et d’extase. Je me suis redressée et l’ai invité à remonter jusqu’à mes lèvres y déposer un baiser puis, à mon tour, m’accrochant à ses fesses au galbe parfait, je glissai le long de ses jambes. J’entrepris alors, avec ma langue agile et douce puis de toute ma bouche adroite, sa virilité pleine de promesses. Je me fis languissante, ma bouche chaude et caressante l’invitant à l’explosion. Mais le jeune homme avait autre chose en tête. Il m’aida à me relever et tint mes jambes écartées, s’approchant doucement de mon bas ventre qu’il aspira dans sa chaleur humide et douce. Il aurait suffi qu’il pousse un peu à peine pour y plonger totalement. Il cherchait la fusion ultime. Ce que je n’hésitai pas à lui offrir. Nos deux corps firent des vagues au rythme de notre désir. Avec délicatesse, il pressa mon pubis contre le sien, ondulant, coulissant, glissant, allant et venant, nous guidant vers les plus hauts sommets du plaisir. De tout son être, il était au plus profond de moi. Nous ressentions tous les deux un air de fête nous monter à la tête. De nos deux bouches rosies s’échappèrent de longs soupirs sous le poids du plaisir. Il accéléra la cadence et c’est en transe que montèrent en puissance l’orgasme et la jouissance. Je le sentis palpiter dans mon ventre et dans une ultime secousse, mélangeant avec bonheur sexe, passion, chair et sueur, nous connûmes un orgasme monté à son paroxysme, mêlé de fusion et de fièvre tel un cataclysme.

     Puis après quelques longues minutes à apprécier simplement le plaisir éprouvé, j’ai enfin réussi à lui parler : « Si tu savais à quel point j’en avais envie !… 

     Il sourit :

̶        Je pense l’avoir compris, dit le jeune homme,

̶        Non… Je veux dire que j’en ai eu envie dès les premières minutes où je t’ai vu !

̶        Tu veux dire, lorsque tu m’as laissé sur le bord de la route ! ajouta le jeune homme, le regard espiègle.

̶        Mais non, tu sais bien ce que je veux dire. Après ce qui s’est passé dans le bar !… Lorsque tu es monté dans ma voiture, j’ai su immédiatement que c’était toi… Qu’un jour je te retrouverai ! Mais c’est quand même incroyable qu’on se revoie après si longtemps, comme ça au détour d’une rue…

̶        Je ne crois pas que le hasard existe… Je pense que ce qui s’est passé ce jour là nous a lié à jamais. Un jour nous nous retrouverons tous et nous pourrons enfin dire au monde entier ce que l’on a vécu.

̶        Donc, toi aussi, tu l’as bien entendue…

̶        Oui. Et je l’entends encore... J’ai mis du temps à l’accepter mais nous ne sommes pas fous. Nous avons tous entendus quelque chose et il est clair qu’il s’agit d’une voix… une voix qui a tenté de communiquer avec nous.

̶        Mais pourquoi nous ? Pourquoi toutes les personnes présentes ce jour là  ne l’ont-elles pas entendue ?… Et tu dis que cette voix cherche à communiquer avec nous… mais pour nous dire quoi ?

̶        Un jour nous comprendrons mais il faut que cela vienne de notre fort intérieur. Un jour nous nous retrouverons et alors nous pourrons avancer ensemble et montrer à tous le chemin…

     Nous entreprîmes alors une longue conversation, nous remémorant tout de cette fameuse journée indirectement partagée trois ans plus tôt. Chaque détail fut passé en revue. Mais il refusa de m’en dire plus sur le contenu du message, prétextant que je n’étais pas prête et qu’un jour je reviendrai à lui et qu’alors je saurai.

     Puis, dans une dernière étreinte longue et passionnée, il me dit au revoir sur les marches de l’église. Et me quitta en ajoutant que si j’avais besoin de lui et que je le cherchais, je n’avais qu’à venir me confesser dans cette église à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

 

Le barbouze

 

     J’avais enfin une piste. Après plus de deux années à tâtonner dans le noir. Mais comment cadrait-elle avec la soupe que m’avait servie Mr Smith ? Était-il au courant du lien entre Miss Tomkin et les victimes et me l’avait-il volontairement caché ? Pourquoi me l’avoir présentée en tant que suspecte ? Il y avait encore trop de choses qui restaient dans l’ombre. Je m’étais néanmoins accroché à ce fil ténu, ce seul élément que je détenais. La première chose à faire était d’accéder aux fichiers d’état civil. Je suis loin d’être un expert dans le domaine du piratage des bases de données mais j’ai un carnet d’adresse qui remédie à mes lacunes. Quelques billets et les portes s’ouvrent. Je ne pensais pas glaner beaucoup d’informations dans ces registres. Pourtant, si j’avais fait cette recherche plus tôt, j’aurais à coup sûr découvert la concordance. Il ne m’a pas fallu éplucher bien longtemps les listings pour relever de nouvelles coïncidences. Toutes les personnes de la liste de Mr Smith étaient nées de parents inconnus. Par contre, elles avaient été recueillies dans différents états, éparpillées sur la carte, sans motif apparent. Dans mon métier, les coïncidences, ce sont souvent des machinations bien menées. Et là, j’avais le sentiment que c’était moi qui me faisais mener en bateau, sans doute d’ailleurs, pour mon dernier voyage. Ça sentait le programme gouvernemental, l’expérience infernale, soi-disant au nom du bien de l’humanité. Mr Smith tentait-il de récupérer des informations sur des cobayes ? Ou s’agissait-il encore d’une expérience qui aurait mal tourné et dont il fallait éliminer toute trace, ce qui expliquerait les assassinats en série. En tout cas, il fallait que je me rapproche de ces personnes, savoir quel secret les reliait.

     Je ne pouvais courir le risque d’approcher Melle Tomkin. Même si elle n’avait pas eu connaissance de mon intrusion dans le bâtiment, elle était trop entourée. Monsieur Smith me l’avait présentée comme suspecte mais qu’en était-il vraiment ? Il me fallait quelqu’un d’extérieur à cette fameuse communauté, quelqu’un qui serait plus facile à manipuler.

     Mon regard s’est posé sur les photos.

     Elle !

     Quelques jours plus tard je l’ai contactée.

     Voilà ce qu’elle écrira dans son journal :

     « J’ai reçu un coup de téléphone étonnant aujourd’hui. Un coup de fil qui va peut-être changer ma vie. J’ai reçu l’appel vers 18h sur le portable du boulot mais le gars n’a pas commencé comme mes clients habituels, genre : "J’ai eu votre numéro par untel... Je suis en ville pour deux jours. On peut se voir ce soir à tel hôtel…" et autres banalités du même type. Comme tous les pauvres gars à la recherche d’un coup d’un soir !

Non, lui il a commencé par me parler, à moi, et non pas comme à un distributeur d’amour sur commande. Il m’a demandé si j’étais bien Kathy Paulson. J’étais sur mes gardes au début. Il s’est présenté en tant que Jason Douglas. M’a dit être à la recherche de sa sœur jumelle dont il avait été séparé à la naissance. Il est né dans le même état, le même jour et la même année que moi. Ses recherches auprès des services d’adoption l’ont conduit sur différentes pistes qui n’ont débouché que sur des impasses. J’étais un de ses derniers espoirs. Il m’a expliqué avoir entamé ses recherches après une sorte de crise de la trentaine il y a deux ans. Rien n’allait dans sa vie, il sentait qu’il perdait pied. Et il s’est alors lancé à cœur perdu dans cette quête, à la poursuite de cette sœur qu’il n’a jamais connue, comme une bouée à laquelle il s’agrippait pour ne pas sombrer tout à fait.

"Sombrer". Combien de fois ces dernières années ai-je moi-même utilisé ce mot au fil des pages. Moi aussi cela fait deux ans... Deux ans que je ne sais plus qui je suis… Deux ans que je ne me reconnais plus. Deux ans depuis cette station service miteuse et ce bruit, ou cette voix, que sais-je ?!… qui m’a vrillé la tête. Et si c’était vrai ? Si nous étions bien du même sang ? J’ai toujours senti au fond qu’il me manquait quelque chose… Et s’il s’agissait tout simplement de quelqu’un ? Peut-être alors que lui me comprendrait… Peut-être même que lui aussi l’aura entendue ?… J’aurais enfin quelqu’un à qui me confier, quelqu’un avec qui partager ce fardeau. Peut-être qu’à deux, nous pourrons enfin savoir ce qu’elle nous veut, ce qu’elle veut nous dire. Rrrra ! Ne plus l’entendre ! Si seulement je pouvais ne plus l’entendre !

J’ai accepté de rencontrer Jason (je l’appelle déjà par son prénom !J)

Demain, dans l’après-midi.

Moi aussi, j’ai besoin d’une bouée. »

    Nous nous sommes donc retrouvés le lendemain. Elle est arrivée à l’heure. Bien que le ciel couvert ne le nécessitait pas, elle portait de grosses lunettes de soleil qui lui cachaient la moitié du visage. Tout dans sa démarche trahissait son anxiété. Elle s’est assise sur le bout de la chaise, prête à repartir aussitôt. Une souris au aguets. Il fallait la jouer fine sous peine de la voir s’enfuir et que tout soit terminé. Je l’ai regardé un instant. Les traits fins, à peine maquillée, ses cheveux blonds rassemblés en un chignon savamment désordonné. Pourquoi l’avais-je choisie, elle, parmi tous ceux de la liste de Mr Smith ? Intuition. Toujours ce talent indéfinissable qui me suit depuis l’enfance. Et en la voyant trembler comme une feuille, je savais que j’avais fait le bon choix.

     Je me suis lancé à nouveau dans l’histoire que je lui avais servie au téléphone. Je lui ai montré des photos factices de ma famille d’accueil. Des documents, réels cette fois, d’un Jason Douglas, né dans le Wyoming la même année, le même jour qu’elle, un Jason Douglas qui doit exister quelque part, peut-être sur une autre liste de Mr Smith, filé par un autre pigeon. Au fur et à mesure que je déroulais le fil de mes mensonges, elle s’est apaisée, ses gestes nerveux laissant place à une écoute attentive. Elle s’est rapprochée de la table. Elle a fini par enlever ses lunettes de soleil. J’ai plongé dans son regard émeraude comme dans une eau trop froide qui vous saisit et vous coupe la respiration. Comme il était facile de comprendre ces hommes qui payaient cher pour passer une nuit avec elle ! Comme il semblait facile de tout oublier, de se perdre dans ses yeux. Elle a perçu mon émoi et a baissé le regard. Je me suis ressaisi et ai continué malgré tout à tisser les mailles de mon filet. J’en suis arrivé à ce basculement d’il y a deux ans. Il me fallait avancer à pas de loup, guettant sur son visage les moindres réactions pour me guider. Je me suis servi de toutes les informations que j’avais collectées sur les autres "jumeaux" : le mal être, l’envie de tout envoyer balader… Et plus je noircissais le tableau, plus elle semblait se retrouver dans mes mots. Son visage s’illuminant de compréhension, comme pensant à haute voix elle a dit : « C’est cette voix... »

     Je suis resté glacé. Quelle voix ? Il me fallait continuer avant qu’elle ne referme la porte qu’elle avait à peine entrouverte. Contrôlant chacun de mes muscles de crainte de me trahir, essayant de demeurer aussi impassible que possible, j’ai acquiescé :

-         Oui, la voix...

Il n’en fallait pas plus. Elle a lâché en un flot de paroles tout ce qu’elle retenait caché depuis si longtemps et qu’elle n’avait pu révéler à quiconque. Tout semblait avoir commencé dans une station service où un bus en provenance de la côté l’avait déposée. Pourquoi le bus pour une telle traversée ? Impossible de le dire. Dans ce lieu surchauffé, elle avait entendu un bruit, des paroles inintelligibles, une sorte de cri, venu de nulle part et de partout à la fois. Mais dans l’assemblée, apparemment seulement quelques personnes semblaient les avoir entendus. Cela s’était lu sur leurs visages. Mais chacun resta alors muré dans sa stupeur. Les jours se suivirent, la routine reprit ses droits. Mais depuis le souvenir de cette voix ne la quittait plus. Au contraire, il se faisait de plus en plus présent mais toujours aussi hermétique. Cette voix demandait, réclamait de plus en plus ardemment. Mais quoi ? Elle ne le savait pas et elle se sentait devenir folle. Dans les pires moments, le seul remède était l’alcool, les somnifères, la drogue. Tout pour oublier. Voilà où elle en était. Elle me regarda longuement, épuisée par son monologue, un éclat dans le regard pour me remercier de l’avoir écoutée, de lui avoir enfin permis d’évoquer ces deux années, et pour m’inviter à mon tour à me livrer, à me libérer. Comment le lui refuser ? Ne la quittant pas des yeux, je me suis alors laissé aller à suivre les fantaisies de mon imagination. Et je me réjouissais de pouvoir faire naître un sourire sur ses lèvres quand elle reconnaissait une expérience qu’elle avait, elle aussi, traversé. J’aurais pu continuer ainsi des heures, prolonger cette intimité…

Son portable a sonné. Le charme était rompu. Elle a répondu. Retour à la réalité. Un client. Fin de l’entretien. Nous nous sommes fixé rendez-vous pour le lendemain, pour continuer à parler de cette voix, trouver ensemble ce qu’elle cherchait à nous dire, partager nos souvenir d’enfance, comme s’il ne faisait déjà plus de doute pour elle que nous étions du même sang. Elle est partie. En s’en allant, elle a jeté un dernier regard en arrière, le visage radieux. Un geste de la main pour un au revoir. Pour un adieu. 
Le lendemain matin, sur le pas de ma porte, comme chaque matin, le journal m’attendait. En une, la photo d’une jeune femme souriante. La photo était en noir et blanc mais je reconnaissais l’éclat vert émeraude de ses yeux, les mèches blondes encadrant son visage. « Assassinat en centre ville ». Mes yeux se sont égarés sur les colonnes, s’arrêtant sur des mots. Kathy Paulson. Assassinée. 23h. Escort girl. Immeuble San Juan. Ma gorge s’est serrée. La danse macabre venait de commencer.