Un jour peut être - ANNÉE I (2ème partie)

L’adolescent

 

     Le soleil s’était élevé si vite dans le ciel qu’on l’aurait dit pressé de reprendre sa place, chassant dans sa course les quelques nuages résistant encore à la chaleur matinale. Puis, c’était comme s’il s’était posé, satisfait, contemplant quelques milliers de kilomètres plus bas, l’étendue désertique de sable, de roche et de pierre qu’il avait, depuis toujours, façonnée de ses attaques quotidiennes.

     Le soleil était seul maître sur ce morceau de terre !

     Pourtant l’homme n’avait pas complètement abdiqué. Témoin de sa présence, une route traversant ce désert de part en part résistait aux nuits glaciales, aux attaques du soleil, du vent et au passage du temps.
Au bout de cette ligne droite, le temps semblait s’être arrêté sur une sorte de saloon posé là au milieu de nulle part. Un bus jaune couvert de poussière et de sable était garé devant la petite station service. Aucun occupant. Personne, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur du véhicule. L’endroit avait l’air tout aussi désert que l’étendue sur laquelle il était posé.

     Et à quelques dizaines de kilomètres de là, un homme en imperméable peinait le long du chemin. Depuis combien de jours, depuis combien de mois était-il sur la route ? Lui, aurait dit avoir marché toute sa vie durant, et d’une certaine façon c’était un peu vrai. Emmitouflé dans son imper noir pour se protéger du vent qui lui fouettait le visage, il avait l’impression de mourir à petit feu. Son front et ses vêtements étaient trempés de sueur et ses yeux lui brûlaient si fort à cause du sable qu’il en avait presque perdu la vue. Dans un effort considérable, il se tordit le bras afin d’attraper la gourde accrochée à son petit sac à dos ; seul bagage dont il disposait. Il dévissa le bouchon de la petite bouteille métallique et la porta à ses lèvres mais rien n’en sortit. A force de la secouer, quelques gouttes s’en échappèrent enfin, soulageant légèrement ses nombreuses gerçures. Sa gorge était tellement sèche et irritée à force d’avaler la poussière que chaque déglutition lui faisait l’effet d’un pain rassis qu’on lui aurait enfoncé de force dans le pharynx. Pourtant il continuait d’avancer, droit devant lui. Il n’avait pas de destination précise. Il souhaitait juste laisser loin derrière son passé et ses souvenirs. Il voulait oublier et ne plus penser à tout ce qu’il n’avait jamais eu ! Et il savait que pour cela il devait regarder droit devant et avancer. Il marcherait des mois, des années s’il le fallait mais il avancerait !

     Le vent ne soufflait plus. L’homme se redressa. Difficile pourtant de lui donner un âge. Son visage était couvert de poussière et sa peau, marquée par le soleil et la crasse. Soudain il entendit un bruit de moteur dans le lointain. Sans ralentir le pas, il tendit le bras en direction de l’asphalte. Le vrombissement se fit de plus en plus fort jusqu’à ce que le véhicule, une sportive d’un gris acier, le dépasse à toute vitesse ne laissant derrière lui qu’un tourbillon de sable.

     Sans accélérer sa foulée, l’auto-stoppeur sortit du nuage de poussière, le dos droit et continua de marcher sans faillir.

     Quelques longues minutes plus tard, il parvint enfin à la station essence. L’endroit semblait avoir été abandonné depuis des siècles. Il quitta la route et s’avance en direction du saloon. Un bus s’était comme enlisé devant l’unique pompe à essence de la station. Et le sable avait recouvert chaque élément du décor. Des marches à la terrasse, du plancher au toit, du rocking-chair à la rambarde, le bois avait perdu depuis bien longtemps sa couleur et ses propriétés originelles. La petite sportive garée devant l’entrée était finalement le seul élément qui ne cadrait pas dans ce paysage quelque peu anachronique. Mais la vapeur qui sortait du capot ouvert montrait, qu’elle aussi, avait souffert du climat. L’homme y jeta un bref coup d’œil avant de pousser les portes de l’établissement. L’intérieur était à peu de choses près comme il s’y attendait : un comptoir poussiéreux, quelques tables rondes, un piano disloqué et à sa grande surprise, quelques clients qui remarquèrent à peine sa présence. Il défit son imper et se secoua la tête afin de faire retomber les grains de sable qui s’étaient pris dans ses cheveux et insinués dans ses oreilles et ses narines.

     L’homme était en fait un très jeune homme.

     D’un rapide coup d’œil, il devina que la femme habillée en tailleur, assise seule dans l’entrée était la conductrice qui l’avait laissé sur le bord de la route. Il lui sourit d’un air supérieur mais, elle, fit comme si de rien était. Et sans attacher plus d’importance aux autres clients, il s’approcha du bar dans l’espoir de commander de quoi se désaltérer. Comme il ne trouva personne, il se pencha par dessus le comptoir, attrapa une choppe de bière et se servit directement à la tireuse. Levant légèrement son verre, il salua la belle inconnue à l’air distingué, assise non loin et vida sa choppe d’un trait. Chaque gorgée était telle une renaissance. Le liquide, en lui traversant le gosier, lui faisait l’effet d’un torrent s’écoulant dans chacune des veines de son corps ! Il profita, les yeux fermés de ces quelques secondes de bonheur pendant lesquelles la choppe se vidait. Puis une fois fini, la reposa brusquement sur le comptoir et respira enfin, rafraîchi.

     Deux sièges plus loin, l’inconnue s’impatientait. Le patron ne s’était toujours pas montré. Dans la salle le temps semblait s’être arrêté lorsque soudain le jeune homme entendit des sons étranges, comme les bruits parasites d'une radio. Il chercha alentour d’où ils pouvaient bien provenir. La jeune femme au comptoir avait enfoui son visage entre ses bras pour se protéger de ce vacarme assourdissant mais elle semblait la seule à en souffrir… Excepté peut-être les deux hommes assis juste derrière elle qui avaient plus ou moins imité son geste. Le garçon crut enfin trouver la source de ces sons : un vieux poste radio posé sur une petite table à côté du comptoir.

     Après quelques secondes, les bruits s’étaient tus mais une voix les avait remplacés… Difficile de comprendre le sens de ses propos mais il semblait bien que la voix s’adressait à eux… Le message n’était pas clair, étrange même, tant dans sa forme que dans son contenu… Le jeune homme savait que quelque chose d’important venait de se passer. Il ne savait pourquoi, il ne parvenait pas vraiment à le définir mais il était certain d’avoir vécu l’une des journées les plus importantes de sa vie. Et une chose était certaine : à en juger par l’expression de quelques unes des personnes réunies dans ce bar, il n’était pas le seul à avoir ressenti quelque chose de spécial !

     Lorsque la voix s’arrêta enfin, l'un des clients passa derrière le comptoir et tenta de rallumer le poste... en vain. Et pour cause : le fil électrique était débranché ! Lorsqu’il tourna le transistor pour vérifier la présence de piles ou de toute autre source d’énergie, le panneau arrière s’arracha et les pièces de l’appareil tombèrent en mille morceaux sur le sol. Le vieux poste n’était plus en état de marche depuis des années et jamais aucun son n’aurait dû en sortir !

 

     Quelques heures plus tard, l’adolescent au cache poussière noir, reprit la route.

     Une voiture ralentit à sa hauteur.

     La porte passager s’ouvrit.

     Il s’engouffra dans la Porsche et referma la porte derrière lui.

 

Année I.  

« Pardonnez moi mon père… Je n’ai pas voulu ce qui est arrivé ! Il y a quelque chose qui ne va pas chez moi ! Moi, je voulais oublier, c’est tout ! Avancer et laisser toutes ces choses derrière moi ! Toutes ces choses qui me bouffent depuis toujours ! Et puis il y a eu cette voix, c’est comme si elle me disait ce que je devais faire… Je n’ai pas voulu lui faire de mal mon père, je regrette tellement si vous saviez… Mais ça fait des mois et des mois que je passe mes journées dans la rue. Je n’ai rien à manger, obligé de mendier pour un simple quignon de pain. Je dors sous les ponts ou les abris de bus mais en vérité je parviens rarement à trouver le sommeil. J’entends dans ma tête le décompte des secondes qui l’une après l’autre s’égrènent ! Et cette voix qui me parle sans arrêt… Je suis épuisé mais je me relève pourtant chaque matin et me remets à marcher, parcourant la ville et la banlieue dans leurs moindres recoins. J’ai ainsi passé des jours entiers à arpenter les trottoirs et chaque coin de rue à la recherche de cet endroit… »

Le jeune homme tendit une photo : entouré d’arbres, l’édifice apparemment bien entretenu reposait sur un petit lopin de terre dont quelques parcelles avaient été aménagées en jardin potager. Le soleil éclairait de ses rayons les marches du  perron où un enfant jouait sous le regard attendri d’une jeune femme. Au dessus de l’entrée était inscrit : « Foyer st Maurice ».

L’adolescent reprit son récit :

Il espérait l’avoir trouvé enfin... La photo avait vieilli, et l’endroit était nettement plus joli sur le papier jauni qu’il l’était en réalité : la vieille bâtisse grise face à lui semblait s’enfoncer dans la terre. Lierres et plantes grimpantes de toutes sortes l’avaient fait prisonnière du sol et les troncs des quelques arbres alentours se mêlaient à la brique et au ciment. Cela faisait sûrement bien longtemps que plus aucune maman n’avait joué avec son enfant sur les marches de l’entrée et l’enseigne au-dessus du perron était bancale et quasiment illisible. On pouvait cependant y déchiffrer la même inscription que celle sur la photo : « Foyer St Maurice ». Oui, c’était bien là ! Il l’avait trouvé, enfin !

Il  s’était avancé jusqu’à la lourde porte en bois. Fermée ! Et alors qu’il s’apprêtait à faire le tour du foyer, une voix grave dans son dos l’avait arrêté net. « Vous cherchez quelque chose ? »

Faisant volte face, il s’était retrouvé nez à nez avec un homme qui devait bien faire le double de sa taille et de son poids. Sans se démonter, il avait simplement rétorqué : « Les anciens propriétaires.

̶        Pourquoi, qu’est-ce que tu leur veux, ptit’ ?

̶        Des informations sur quelqu’un qui a vécu ici il y a longtemps.

̶        Tu cherches les personnes qui géraient le foyer ?… Chais pas trop ce qu’ils sont devenus… Moi je me suis toujours occupé de cet endroit et c’est pas prêt de changer mais les proprios, ça va, ça vient… Par contre ce que je peux dire c’est qu’aujourd’hui, le terrain appartient à la mairie.

̶        Vous êtes le concierge ?

̶        Quelque chose comme ça ! répondit l’homme dont l’intonation de la voix trahissait une certaine susceptibilité.

̶        Ca fait combien de temps que vous bossez là ?

̶        Depuis toujours ! dit-il, un léger sourire adoucissant quelque peu un visage marqué par les épreuves et le temps. En quoi ça t’intéresse ?

̶        Je vous l’ai dit, je cherche quelqu’un… répondit le jeune homme en tendant la photo.

̶        Eh ben dis donc, ça date pas d’hier ça !

̶        Vous les connaissez ?

̶        Ben le ptit gars, pas vraiment, c’est qu’y’en a quelques uns qu’ont défilé ici ! Mais la gosse, bien sûr que je me souviens. C’était une de mes ptites protégées !

̶        Vos protégées ?

̶        Ouais, les gamines qui bossaient là, elles avaient pas une vie facile tu sais ! C’est que c’est pas donné à tout le monde de vivre entouré par tant de malheurs !

̶        Vous dites qu’elle travaillait là ?… Mais et l’enfant alors ?… Vous savez si elle avait un fils ?

̶        Ah ça, ça m’étonnerait ! La plupart des gamines qui bossaient ici étaient seules dans la vie. Et puis elles avaient déjà suffisamment à gérer avec les gosses du foyer pour en rajouter avec les leurs ! En plus, y’avait peu de chance que la mère supérieur embauche une fille à problème !

̶        Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

̶        Qu’elle n’aurait pas embauché une fille mère. C’est comme ça que la vieille les appelait : des filles à problèmes.

̶        On peut jeter un oeil ? demanda le garçon en faisant un signe de tête vers la vieille bâtisse.

L’homme avait hésité quelques instants puis avait fini par dégrafer un large trousseau de clefs accroché à sa ceinture.

     L’intérieur de l’établissement était à l’image de sa façade. De la poussière et des toiles d’araignée recouvraient la plupart des meubles ; des draps protégeant les plus anciens. Des chambres au salon, des bureaux aux dépendances, le spectacle était le même : des chaises renversées sur le sol, divers bibelots abandonnés sur les étagères et partout cette poussière épaisse.

     Pourtant le jeune homme qui racontait son histoire, dit : « Pour moi, c’était comme si l’endroit avait été figé dans le temps... »

     Des cadres et des tableaux représentaient des scènes du quotidien de ces enfants abandonnés, recueillis à St Maurice pour quelques années, quelques mois, ou seulement quelques jours. Et il les avait imaginé courir dans les couloirs et chahuter dans leurs chambres à l’heure du coucher. Oui, il pouvait facilement les imaginer, l’endroit respirait encore leur présence mais il n’avait aucun souvenir de ces jours heureux. Pourtant la voix lui disait de continuer. La voix lui disait qu’il ne serait plus jamais seul dorénavant. Que désormais elle serait là : Alma…

Jusqu’ici le prêtre avait entendu la confession du jeune homme sans dire mot. Il écoutait, c’était son rôle. Mais ce dernier point l’avait interpellé.

« Et pour toi, mon fils, qui est-elle ? Qui est cette Alma ?

̶        Alma… Elle veille sur moi... Elle me guide vers elle mais avant de la retrouver je dois continuer mon chemin... seul. Je l’entends de plus en plus clairement aujourd’hui et je sais qu’Alma est ce que j’ai cherché toute ma vie.

̶        Tu parles de la personne qui t’a laissé dans ce foyer, c’est bien ça ? Tu penses que cette Alma est ta mère, n’est-ce pas ?

̶        Je sais que ma mère ne m’a pas abandonné. Elle est là avec moi. Elle l’a toujours été.  Je l’entends en moi et même si je ne comprends pas tous ses mots, je sais que bientôt nous serons à nouveau réunis.

     Le jeune garçon avait les larmes aux yeux. On sentait dans sa confession le poids de nombreuses années de solitude et de privation…

̶        Pourtant la jeune femme de la photo n’avait pas d’enfants, n’est-ce pas ?…

̶        J’ai vérifié auprès de la mairie. Après les avoir harcelés des jours et des jours durant, ils ont fini par avoir pitié et ils ont fait des recherches dans les registres. Elle a travaillé pour le foyer quelques années et puis elle est partie sans se retourner… Il marqua une pause. Cela fait un an mon père…

̶        Que s’est-il passé il y a un an ?

̶        Il y a un an jour pour jour j’ai entendu sa voix. Et je sais que ce n’est pas un hasard…

̶        Il y a un an dis tu ?… Où étais tu à cette époque ?… Le jeune homme ne parlait plus. Mon fils, comment l’as tu entendue ? Te rappelles-tu quel était son message ? insista le prêtre, montrant un nouvel intérêt pour ce récit.

̶        Je l’ai frappé mon père… Je l’ai frappé jusqu’au sang. C’est Alma qui m’a dit qu’il fallait que je le fasse…

̶        Tu as fait ce que tu pensais devoir faire. Que t’a-t-elle dit la première fois ? Dis moi mon fils ce dont tu te souviens…

̶        J’étais tellement fatigué… Je lui ai sauté dessus et je l’ai pris à la gorge et j’ai serré de toutes mes forces… Pourquoi j’ai fait ça mon père ?… Pourquoi ?!

     Le jeune homme éclata en sanglots.

̶        Tu as fait ce que tu devais faire.

̶        Je l’ai laissée mon père… Je l’ai abandonnée… Ils m’ont dit qu’ils allaient s’occuper d’elle… mais je l’ai abandonnée…

̶        Mon fils, tu as bien fait. Tu ne l’as pas abandonnée. Elle est entre de bonnes mains maintenant. C’est ce qu’il fallait faire. »

Soudain, quelqu’un frappa à la porte du confessionnal. « Reste là, je reviens tout de suite… dit le prêtre. »
Deux hommes en uniforme étaient postés devant l’isoloir. L’un d’eux s’adressa à l’homme d’église tandis que l’autre ouvrit la seconde porte et fit sortir le jeune homme par la force. Pour la première fois, le prêtre aperçut le visage de l’adolescent qu’il reconnut immédiatement... Mais il
eut beau prendre sa défense, il n'avait pas le pouvoir d'empêcher son arrestation. Il ne put que le regarder s'éloigner, flanqué de ses deux geôliers.


Le scientifique

 

Le voyage dans ce vieux car n'en finit pas et le confort des sièges laisse à désirer. Mais bon, il est plus en accord avec mes convictions de prendre le bus que la voiture. Et même si c’est pour se rendre dans un coin paumé pour assister à ce festival d'astronomie dont m'a tant parlé mon directeur de recherche.

Cette zone désertique est certes mal desservie par les transports en commun mais d’un autre côté, elle se prête mieux aux observations astronomiques, l'air y est plus pur et la lumière moins présente. Ce n'est pas comme cette ville que nous venons de traverser il y a une heure : de nuit, les lampadaires doivent y éclairer autant le ciel que la route. Quel gaspillage ! Et en plus cette pollution lumineuse nous empêche d’admirer le ciel et d’y observer la voie lactée à l'œil nu.

Mon regard vagabonde a l'intérieur du bus. J’observe les autres passagers. Je me demande ce qu’ils peuvent bien faire dans la vie, qui ils sont et où ils vont. Cette jeune femme par exemple, élégante et joliment maquillée : sa coiffure et ses vêtements montrent que son apparence est essentielle pour elle. Elle a l'air anxieuse, mal dans sa peau. Pourtant elle semble jouir d'un certain train de vie. L'illustration parfaite que l'argent ne fait pas le bonheur.

Quant à l’homme assis à mes côtés, ce doit sûrement être le curé du coin. Il a l'air bien jeune par rapport à ceux que j'ai connus. Peut-être y a-t-il eu ces dernières années un élan des vocations ? Plus on connaît les lois de la nature, moins on a besoin de croire en un être supérieur. Et d'un autre côté, plus la technologie nous fournit d'outils, plus il nous faut un sens moral pour ne pas en abuser. "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Cette phrase a été écrite bien avant la bombe H, les satellites et internet. Elle reste toujours d'actualité. Malheureusement. Mais que disent les Eglises des problèmes soulevés par les progrès technologiques ? Au mieux elles les ignorent, au pire elles les encouragent.

Le bus s'arrête et le chauffeur nous annonce enfin une pause. La chaleur étouffante qui m'enveloppe dès que je mets un pied dehors me fait penser que la climatisation poussive servait quand même à quelque chose. L’endroit est aussi désert que la route qui nous y a conduit. Quelques pompes à essence et une sorte de bar vétuste, c’est tout ce qu’il y a dans ce coin paumé. Je pénètre en courant dans la petite salle et aperçois enfin l’écriteau que je cherchais. Je me précipite alors dans la direction indiquée et en ressors quelques secondes plus tard, soulagé. En regagnant la petite salle, je réalise que celle-ci serait tout compte fait largement convenable pour s’y poser et s’y désaltérer si seulement quelqu'un pouvait nous servir.

J'entame une conversation avec le prêtre qui se révèle beaucoup plus ouvert et beaucoup moins lisse que le curé de ma paroisse. La discussion en vient naturellement aux relations tumultueuses entre science et religion. Et alors que nous sommes en plein débat, une femme entre dans le bar. Elle n’a pas l’air du coin : sa coiffure stricte trop soignée, son maquillage délicat et son chemisier stricte, tout en elle indique qu’elle n’est pas à sa place dans ce désert. Pourtant, elle n’était pas non plus dans le bus avec nous, ça j’en suis certain ! Elle doit venir de loin. Je me demande bien ce qu’elle fait là... Au moment où elle arrive à notre hauteur, je sens un parfum subtil et délicat. Une femme de goût. Elle m'intrigue.

Quelques longues minutes plus tard, elle est suivie d’un jeune homme, un adolescent même, qui à son tour franchit les portes de l’établissement. A en juger par son long manteau couvert de poussière, lui non plus n’était pas dans le bus ! Il a dû faire une longue route dans la chaleur du désert.
Mais c’est son audace qui m’interpelle lorsqu'il se sert lui-même une choppe de bière. Tous les visages se tournent alors vers lui et attendent amusés une autre facétie du même genre si caractéristique des ados de son âge. Du moins d’une certaine catégorie de jeune de son âge car en ce qui me concerne, je ne crois pas avoir jamais su faire preuve d’un tel cran ! Une fois le grand verre posé, son regard se porte sur un vieux transistor abandonné derrière le comptoir. Je me dis qu'il ne devait déjà plus servir que de décoration lorsqu'on a cessé de l'épousseter et qu'il n’en est certainement pas sorti un son depuis des siècles. Pourtant tout à coup, j'entends une voix, pas vraiment claire, comme si elle parlait avec un accent tellement fort, que même la langue elle-même en est indiscernable. Puis j’ai comme l’impression soudain que tout l’intérieur de mon cerveau est en ébullition. Au sens propre du terme. La douleur est si forte que je porte mes mains aux oreilles pour l’arrêter. Mais bien sûr, rien n’y fait. Et puis… plus rien. Autour de moi, certains se tiennent encore la tête, d’autres se regardent médusés mais apparemment, tous n’ont pas entendu la même chose. Je me précipite alors de l’autre côté du comptoir afin d’analyser le vieux poste. Je note la fréquence indiquée : 1420 kHz. Mais lorsque je m’en saisis pour chercher une indication du type et du modèle, je constate que le câble d'alimentation électrique est débranché. J'essaie de voir s'il y a une alimentation par piles, mais alors que j'effleure à peine le panneau arrière, il tombe en morceaux et avec lui, l’ensemble des principaux composants. Je me retourne, m'attendant à des réactions, mais non, tout le monde reste muet. Les gens détournent leur regard petit à petit. Et moi, je demande toujours comment cette antiquité  aurait bien pu capter quoi que ce soit. Ce peut-il qu'un appareil radio, dépourvu de source d’énergie intégrée puisse retranscrire une émission sans être branché sur le secteur ? Apres tout, l'énergie électrique sert surtout à amplifier le signal. Mais alors quelle puissance faudrait-il ? Sûrement gigantesque ! Les ondes radio se réfléchissant sur les nuages, quelque soit l'endroit de la Terre d'où a pu être émis cet hypothétique signal, il en subsiste peut-être une trace qui fait plusieurs fois le tour de la terre en ce moment même.

J'ai une idée. J’attrape mon portable… et suis content de m’apercevoir que même dans le désert, le réseau Gsm fonctionne… J'appelle mon collègue Angus qui se trouve en ce moment même à l’autre bout de mon monde. Il finit par décrocher : « Salut Angus ! C'est Nico… Attends… attends… Ecoute, moi je te dis ! C'est une urgence. Règle le radio télescope sur 1420Hz… Pose pas de question ! Fais le, c’est tout !…  Tout de suite ! Et dirige le sur l'horizon. »

A contre-cœur, mon collègue finit par obtempérer.

« Qu'est-ce qui t'arrive Nico ? me demande-t-il en s’exécutant.

̶        Ecoute, je t’expliquerai plus tard, mais là, suis mes indications à la lettre s’il te plaît.

̶        Bon, bon, ok.

̶        Alors ?

̶        Eh bien, pas grand chose, j'ai eu une petite pointe lorsque j'ai réglé sur 1420Hz, sûrement un parasite et puis rien sauf le bruit de fond habituel.

̶        Pas convaincant. Tu pourras quand même m'envoyer un enregistrement ?

̶        Tu vas me dire enfin à quoi ça rime, tout ça ?

̶        Ca ne rime à rien. Tu l'as dit : un parasite et du bruit pour rien.

̶        Ouais. La preuve, ton parasite je l'ai eu de nouveau lorsque j'ai repointé sur le Centaure avant de rebasculer sur la fréquence que j'observe pour ma thèse. Ca doit être le moteur azimutal qui fait interférence. 

̶        Merci quand même Angus, je te revaudrai ça. »

 

Lorsque je raccroche, j’ai plus de questions que de réponses : est-ce que j'ai rêvé ? Serait-il plausible que certains d’entre nous aient entendu quelque chose et d’autres, pas ? Mais pourquoi ? Et si cette voix ne n’était pas provenue de ce poste ? Si n’était qu’un vaste canular ? Mais qui pourrait s’amuser à faire une blague pareille et surtout comment et pourquoi ? Où était le truc ?

A moins que ce soit une tentative de manipulation…

 

Année I.

J'entre dans mon bureau et allume mon ordinateur. Pendant qu'il démarre, mon regard vagabonde dans la pièce. A côté de l'écran, sous la pile de papiers divers, un coin d'enveloppe attire mon attention.

Pourquoi n'ai-je pas encore ouvert cette lettre ?

Je crois que j’ai peur, tout simplement. Peur de connaître enfin la cause de mes hallucinations, ou qu’elle ne les révèle pas justement. Peur d’être condamné, ou d’être fou.

Je les avais presque oubliées.

Presque.

Mais le doute, lui, reste. Ce doute lancinant que j'ai sur tout ce que je vois, sur tout ce que je fais. Ennuyeux pour un astronome, non ? Heureusement, j'ai choisi la branche la moins "visuelle" où il est plus question de chiffres que d’images : l'astrophysique.

Je pense qu’il est temps maintenant. Il est temps de savoir. Je me saisis donc de l’enveloppe et lis une dernière fois l’inscription imprimée par le tampon :  "Laboratoire d'analyse médical". Mais alors que je suis sur le point de la décacheter, le téléphone se met à sonner. C’est mon directeur de recherche. Il souhaite me voir immédiatement.

Lorsque je frappe à la porte de son bureau, je suis un peu anxieux. Les jeux sont faits ! « Asseyez-vous, Nicolas. Je me dois de vous annoncer la décision du conseil. »

Je m’exécute.

« Je tenais à vous l’annoncer personnellement. Le conseil, sur ma recommandation, a approuvé votre projet d'étude de la signature spectrale des naines rouges. Voici votre autorisation de recherche signée, dit-il en me tendant une feuille portant le sceau du laboratoire. »

Après l’avoir chaleureusement remercié, je reprends la direction de mon bureau. Je suis sur un petit nuage, déjà dans la tête dans les étoiles. Mais encore une fois, je me demande si je ne suis pas en train de rêver. Tout en marchant, je jette un énième coup d’œil au document que j’ai entre les mains. Non, je ne suis pas en pleine hallucination. J’ai enfin obtenu l’autorisation pour mon projet de recherches. Quand je pense à la façon dont tout ça a commencé…

Après cette fameuse halte dans cette station où j'ai entendu le message, je n'ai eu de cesses de me poser des questions. Pendant tout le festival d'astronomie, ma tête était ailleurs. Et une question me taraudait l’esprit : ce que j’avais vécu était-il réel ? Si ce qui s’était passé était un canular d’un de mes collègues facétieux ne me l’aurait-il pas déjà fait savoir ? Du genre : « Alors Nico, tu y as cru, hein ? On t’a bien eu ! » Et si la thèse de la manipulation était la bonne, faudrait-il encore qu’il y ait un sens à tout ça et pour le moment le message n’était pas vraiment clair ! Et est-ce que cela n’aurait pas été se donner beaucoup de mal pour pas grand chose ?

Beaucoup de mal ?… Mais justement, quels moyens pouvait-on employer pour faire entendre une voix ? Un magnétophone avait pu être disposé à côté du poste. Bon je n'ai rien vu de tel mais en même temps, je n'ai pas vraiment cherché non plus, tellement persuadé que la voix venait du poste lui-même. Même si au bout du compte cela paraissait improbable.

J’avais tant besoin de me raccrocher à quelque chose de tangible… Des équations, des nombres, des clichés, des graphiques. Alors au retour, j’ai insisté pour que le bus fasse halte au même endroit dans l'espoir d'examiner de nouveau ce vieux poste de radio, voire de l'emporter pour le tester. Je n'ai eu aucun mal à le récupérer : il était à l’endroit même où je l’avais laissé. Par contre j’ai eu plus de difficultés à rassembler toutes les pièces. Mais quelques jours plus tard, de retour à la faculté, le poste était de nouveau en un seul morceau… ou presque. J’ai alors testé, avec le matériel du labo, la capacité de l'appareil à réagir à un fort signal malgré l'absence d'alimentation électrique, donc d'amplificateur. Et petite victoire : le poste a émis un petit grésillement poussif. En effet, les ondes radio que captent ce genre de postes sont des ondes électromagnétiques, donc capables de générer un courant dans un conducteur. C'est ce qu'on appelle la réception passive. Dans le poste, c'est l'antenne qui est le conducteur dans lequel le courant est généré. La plupart des autres composants servent à amplifier ce signal pour le rendre plus audible malgré l’éloignement des antennes émettrices à plusieurs kilomètres de distance. C'est la réception active. Je venais de prouver que ce vieux poste pouvait quand même émettre un son, même très faible, en mode passif. J’ai ensuite fait une série de calculs pour déterminer les caractéristiques du signal requis. Les résultats étaient indiscutables : pour arriver à diffuser une voix suffisamment fort pour que nous l’ayons entendue dans le bar, il aurait fallu, d'une part, une puissance d'émission phénoménale et d'autre part, que la source - l'antenne - soit très proche du poste. Peu crédible car les postes alentours qui étaient allumés sur la même fréquence, et donc amplifiés, auraient dû, eux aussi, émettre la même voix, mais avec un volume sonore assourdissant. Je vérifiai si cette fréquence était encore utilisée. Non. Donc peut-être qu'aucun autre appareil dans le coin n'était réglé sur cette fréquence à ce moment là ? Encore une fois, peu concluant.

Une autre idée me vint : on pouvait arriver au même résultat avec un signal plus faible mais émis par de multiples sources convergentes vers le point de réception. Je m'en suis souvenu car cette technique est utilisée pour combattre les tumeurs situées dans les endroits inopérables comme le cerveau. Cette technique de faisceaux d'ondes convergents s'applique facilement à l'échelle de quelques centimètres, mais dans notre cas, on n’a pas vu d’antenne à proximité. Si antenne il y avait elles auraient donc dû posséder une puissance énorme pour que le signal nous parvienne !

Je ne pouvais rien en conclure et ça m'agaçait. Je n'osais pas vraiment encore me poser la question : et si ce qui me cause ces hallucinations perturbait aussi mon raisonnement ? Alors je me suis accroché au seul fil ténu qui me restait pour éclaircir le mystère : l’instant du message.

J'ai eu l'idée de chercher dans les bases de données si un autre instrument d'observation n'avait pas détecté un signal particulier à cet instant précis où j'ai entendu la voix dans la station service sur n'importe quelle fréquence. Et j'ai trouvé qu'alors un flash de rayon Gamma avait bien été enregistré. On capte régulièrement de telles émissions. Une grande partie de ces rayons proviennent de quasars ou de galaxies situées au-delà de millions d'années lumières. A priori les rayons Gamma, qui sont très énergétiques, n'ont rien à voir avec les ondes radio si ce n’est que ce sont aussi des ondes électromagnétiques. Sûrement une coïncidence. Ce rayon provenait d'une région du ciel dans la constellation du Centaure. La même région du ciel où regardait justement le radio télescope lorsque j'avais demandé à Angus de le régler sur la fréquence 1420 kHz. Encore une coïncidence ? Ou bien est-ce que les 2 pics qu'avait notés Angus ne révélaient pas justement un signal venant du Centaure ? C'est une caractéristique de l'esprit humain que de remarquer les coïncidences. Et c'est une seconde nature chez les scientifiques de chercher si ce ne sont pas autre chose que des coïncidences.

J’ai alors poursuivi ma quête, pointant un télescope dans la direction d'où venait le rayon gama. J’ai notais que cette zone était pratiquement dépourvue d'étoiles géantes. On y voyait surtout des naines rouges. D'habitude leur lumière passe inaperçue à côté de l'éclat des étoiles géantes, beaucoup plus lumineuses. Il y a beaucoup plus de naines rouges dans toute la galaxie que de géantes, mais elles brillent si peu que même la plus proche de nous, "Proxima Centauri", est invisible à l'œil nu. Son nom latin vient du fait que c'est - notre Soleil mis à part - l'étoile la plus proche et qu'elle se trouve dans la constellation du Centaure. Le Centaure. Encore une coïncidence?
            Alors lorsque j'ai eu l'opportunité de proposer un sujet de recherche, j’ai naturellement eu l'idée de le consacrer à l'étude des naines rouges. En gardant, bien sûr, dans un coin de ma tête l'idée que si ce message venait directement ou indirectement d'une planète dont le soleil est une naine rouge, nous serions sûrement capables de détecter cette planète. Oui si on pouvait voir assez précisément les variations du spectre de son étoile, nous pourrions la trouver. J'ai cherché dans les publications scientifiques si des articles avaient été consacrés à l’étude des variations spectrales des étoiles naines et n’ai rien trouvé. Il était donc temps que quelqu’un se penche sur la question ! J'ai donc réussi à convaincre mon directeur de recherche. D’autant que le potentiel de découverte d'exo planètes autour des naines rouges est immense puisque ce sont les plus nombreuses et que personne ne s'y intéresse actuellement étant donnée la faiblesse de leur éclat rendant difficile leur observation. Mais si on développait des techniques spécifiques pour les analyser, nous pourrions faire une belle moisson de découvertes.

 

Je me souviens que ses yeux brillaient à la pensée des retombées en terme de notoriété pour le laboratoire et l'université.

De retour à mon bureau, je glisse le précieux document dans une chemise et le range dans un tiroir que je réserve aux dossiers importants. Je suis heureux. Mon esprit se remet à divaguer lorsque mon regard accroche de nouveau l’enveloppe posée en évidence.

Cela fait plusieurs mois que cette lettre traîne sur mon bureau.

Il est temps maintenant.

C’est le moment…

Le Barbouze

 

Année I.

  Sur la plaque de cuivre rivée dans le hall d’entrée de l’immeuble de bureaux où est installée mon agence, il y a simplement gravé " agence de sécurité". Rien de plus. Pas de nom. Je n’occupe que deux pièces au quinzième étage. Pour tout ameublement, un bureau, deux chaises, un téléphone et un répondeur. Pas de publicité dans les pages jaunes. Les clients qui me contactent savent comment me joindre. Je suis le genre de professionnel dont on glisse le numéro dans le creux d’une oreille. Un numéro laissé sur mon répondeur, un contact, un lieu de rendez-vous, une mission. Au fil des années, je me suis construit une clientèle prête à tout pour que ses petits soucis disparaissent. D’une façon ou d’une autre. Vous débarrasser de votre associé en le faisant tremper dans un détournement. Révéler les écarts de conduite de votre concurrent pour décrocher un marché. Monter un dossier pour faire pression sur les membres d’une commission d’appel d’offre. Bref, le spécialiste des coups tordus !

       Un mois auparavant, un message sur mon répondeur. Un numéro de portable laissé. Ni la voix ni les coordonnées ne m’étaient connus. Un nouveau client ou une nouvelle tentative des services de renseignement de me pister. Pour le moment, ils n’arrivent pas à me coincer. Ma société est déclarée tout à fait légalement. J’ai tout un volet d’affaires complètement légales, un chiffre d’affaire, je tiens mes comptes à jour, je paie mes impôts. Mais bien sûr, avec le temps, il devient de plus en plus difficile de faire en sorte que le versant plus obscur de mes activités ne transpire pas et que mon nom ne revienne trop souvent en lien avec des histoires controversées. J’ai rappelé le numéro, fixé un rendez-vous dans le parc Mortisson. Toujours choisir un lieu public. Ça minimise la possibilité d’écoutes à distance, et la foule est un excellent moyen pour disparaître rapidement en cas de besoin. Je connais les moindres recoins du parc, les habitués. Mais ça ne m’empêche pas d’arriver une demi-heure en avance, question de faire le tour des lieux, de repérer les éventuels observateurs. Puis je me rends à l’endroit du rendez‑vous. Une sculpture contemporaine aux courbes épurées pompeusement baptisée "Le tout et le rien". J’ai sorti de ma poche une édition des Sonnets de Shakespeare que j’ai posée à côté de moi. Signe de reconnaissance. Quelques minutes se sont écoulées et un homme s’est approché. La cinquantaine, de grande taille, mince mais athlétique, les cheveux poivre et sel. Il portait un costume bien taillé, une paire de lunettes de soleil. Dans son sillage, à quelques mètres, sur la gauche, un couple trop enlacé pour être vraiment amoureux, et sur la droite, un homme promenant un berger allemand en faisant du surplace. Pas la peine de me retourner pour savoir que, dans mon dos, il devait y avoir des lanceurs de Frisbees ou un vendeur de ballons ambulant. Au moins, je n’avais pas affaire à un amateur.

     Il m’a montré son édition des Sonnets et s’est assis.

̶      Bonjour, M. Herbert. On m’a recommandé vos services. Une personne à qui vous avez permis de décrocher le contrat pour la construction du complexe commercial dans le quartier Sud.

    À vérifier. J’ai hoché la tête.

̶      J’aurais besoin de vos compétences pour un travail… un peu particulier.

̶      Et vous êtes ?

̶      Mon nom ne vous servirait à rien.

     Dans ce métier, il n’y a qu’une façon de s’en sortir, toujours garder la main. Sinon on finit rapidement en compost ou en pilier de pont. Et là, ça ne sentait vraiment pas bon. Je me suis levé pour partir. L’homme a posé sa main sur mon bras. Un geste vif, précis, sans violence, une étreinte implacable. Le couple s’est un peu rapproché, l’homme s’est baissé à hauteur de museau, une main sur le collier, sans doute pour libérer la laisse au besoin.

̶      Allons, M. Herbert, nous n’allons pas nous quitter si vite. Je suis sûr que vous serez intéressé par ce que j’ai à vous dire. Vous n’aurez qu’à m’écouter.

Je me suis rassis, calculant mes options pour une fuite éventuelle. Gagner du temps. Le laisser parler.

̶      Vous êtes un personnage fort intéressant, M. Herbert. Nous suivons vos aventures depuis quelques temps déjà et nous ne pouvons que vous féliciter de vos performances.

Ça ne pouvait pas être un flic. Je serais déjà au poste, dans l’une de leur salle miteuse en face de deux gaillards engraissés aux donuts et dopés à la caféine de distributeur. Pas non plus un des caïds de la ville. C’est ma clientèle après tout, alors je connais. Peut-être un groupe d’un autre état qui cherche à s’implanter.

L’homme m’a sorti de mes conjectures en tendant une enveloppe kraft. J’en ai retiré les documents. Des photos de surveillances, des relevés bancaires de comptes off-shore, des comptes rendus d’écoute. Le point commun : moi. Ces documents retraçaient mon activité de ces derniers mois concernant l’adjudication des travaux pour le complexe commercial. La pendaison n’est pas la peine capitale dans cet état mais pourtant je jurerais que j’ai senti le nœud se resserrer autour de mon cou.

̶      Comme vous le voyez, nous sommes bien renseignés.

̶      Qui êtes-vous ?

̶      Je vous l’ai dit, les noms n’ont pas d’importance. Ce qui importe maintenant, c’est votre avenir, dit-il sans se départir de son sourire

̶      Comment avez-vous eu accès à ces documents ?

Ce n’était décidément pas la police. Avec un dossier comme ça, j’étais bon pour la perpète.

̶      Allez, je vais vous faire une petite confidence, pour vous montrer ma bonne foi. L’affaire du complexe commercial n’a été montée qu’en vue de recueillir des informations sur vous. Nous savions que vous pourriez vous montrer rétif à collaborer avec nous si nous n’avions pas quelques arguments pour vous convaincre.

̶      Qu’est-ce que vous voulez ?

̶      Ah, je vois que j’ai maintenant toute votre attention et que nous allons pouvoir travailler de façon constructive.

Il a sorti une deuxième enveloppe de sa mallette.

̶      Cette enveloppe contient des informations sur une série de crimes ayant eu lieu ces derniers mois.

     J’ai l’ai ouverte. À l’intérieur, des photos portant l’estampille des services de la police scientifique. On y voyait les corps des victimes sous la lumière blafarde de la morgue. Balle en pleine tête ou gorge tranchée. Les clichés des scènes de crime. Des appartements, des sous-sols, des voitures. Jointe aux photos, il y avait une liste de noms en regard des numéros d’enregistrement des photos.

̶        Vous m’avez l’air de vous en sortir très bien moi. Et je suis sûr que vos copains les poulets pourront vous donner un coup de main !

̶        Ce n’est malheureusement pas si simple, Mr Herbert. Ces documents ont été obtenus par des sources que nous avons au sein des forces de police mais nous ne pouvons pas faire appel aux autorités. Je représente une communauté qui n’a pas d’existence légale et nous souhaitons que cela reste ainsi. Du moins pour le moment.

     Il me tenait par les informations qu’il avait sur moi et de mon côté je n’avais aucune idée de qui il pouvait être. Il fallait continuer à donner le change en attenant le moment de reprendre la main.

̶        Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

̶        Nous souhaiterions que vous enquêtiez sur ces assassinats et que vous trouviez le coupable.

̶        LE coupable ? Qui vous dit qu’il y a un lien entre ces meurtres ?

̶        Je regrette mais je n’ai pas la liberté de répondre à cette question. Sachez néanmoins que nous pensons effectivement que ces meurtres ont été commandités par une seule et même personne.

̶        Si vous gardez des informations pour vous, vous feriez peut-être aussi bien de faire l’enquête vous-même !

̶        J’y ai songé. J’avais chargé un de mes collaborateurs de mener certaines investigations mais il n’a pas eu le temps d’achever son travail. Il a fini sous les roues d’un bus. Cela m’a conforté dans l’idée que ces exactions sont fomentées de l’intérieur.

̶        Donc, si j’ai bien compris, il faut que je retrouve un meurtrier qui ^^^^lié de près ou de loin à une "communauté" dont je ne sais rien et  sur laquelle je n’ai pas le droit de poser de questions, c’est bien ça ? Vous n’avez pas peur que ce soit un peu trop facile ?

     Il partit d’un rire sonore comme si j’avais fait une saillie des plus spirituelles.

̶        On dit que l’humour aide à supporter les épreuves de la vie. Je suis persuadé que vous serez à la hauteur de la mission que nous vous confions, Mr Herbert. Quand vous aurez accepté, je vous communiquerai certaines informations qui vous permettront d’avancer. Bien sûr, pour ce service que vous nous rendrez, nous nous engageons à vous restituer les documents que nous avons en notre possession concernant vos activités et à vous verser un honnête dédommagement.

     Le mot "honnête" dans la bouche d’un tel type a suscité mon intérêt. Il m’a glissé un morceau de papier. Mes yeux ont suivi l’enchaînement de zéros.

̶        J’espère pouvoir compter sur vous, M. Herbert. Vous avez 24 heures pour me donner votre réponse au numéro que vous avez.

     Puis il s’est levé et a suivi l’allée principale. Un promeneur comme un autre, suivi d’un couple, d’un homme, d’un chien et de quelques joueurs de frisbee.

     Je ne sais pas combien de temps je suis resté sur ce banc, essayant de remettre en place les pièces de ce qui venait de se passer. En vain. Pas d’échappatoire.

     Le lendemain, j’ai composé le numéro.

     Quelques jours plus tard, Mr Smith, comme j’avais décidé de l’appeler, m’a transmis un nouveau dossier. En entrant dans les locaux de l’agence, je l’ai trouvé installé à mon bureau. Une enveloppe posée sur la table. M’apercevant dans l’entrée, il s’est levé et est passé devant moi sans dire un mot. J’étais seul, enfin, je crois. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre et ai remarqué le couple du parc en faction dans la rue. Monsieur Smith est sorti de l’immeuble et tous se sont engouffrés dans les voitures garées devant ma rue. Trois BMW noires. Vitres fumées, carrosserie  renforcée et pneus extra larges. Les véhicules ont alors démarré en même temps et ont disparus dans la nuit. Rassuré, je me suis assis enfin et ai ouvert l’enveloppe. Une note dactylographiée y était jointe. Les documents portaient sur d’éventuels suspects. Je me suis mis au travail.

     Au fil des jours j’ai grossi les dossiers que j’avais en ma possession. Recherches sur Internet, consultation de bases de données gouvernementales et prise de renseignements auprès de mes contacts. Mais un mois plus tard, j’avais pas grand-chose à me mettre sous la dent. J’ai commencé les filatures. La seule piste était un immeuble sécurisé un peu à l’écart du centre ville où certains d’entre eux semblaient bosser. Pas de nom de société. Pas d’activité connue. L’accès au bâtiment était étroitement surveillé et l’entrée impossible. Ou presque. La technique du cheval de Troie est souvent celle qui fonctionne le mieux. J’avais réussi à me dissimuler dans le coffre de la voiture d’un des cadres de la société. Une certaine Miss Tomkin, la seule à se montrer assez imprudente pour ne pas rentrer son véhicule dans son garage tous les soirs. J’ai ainsi pu accéder au parking souterrain de l’immeuble. Joie de courte durée puisqu’à peine avais‑je posé le pied sur le ciment que les deux molosses me sont tombés dessus.

̶        Service d’entretien… dis-je, d’un ton qui se voulait détaché.     

     Pour toute réponse, les marteaux pilons se sont mis en action. Alors que je sombrais dans l’inconscience sous les coups répétés, je ne parvenais à penser à autre chose qu’à l’importance d’avoir une bonne couverture médicale dans ce métier. 

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