04 Oct

Cocktail

Publié par lechanoir  - Catégories :  #Nouvelles accessibles en intégralité

Cocktail

Cocktail CouvPitch : Mark a atteint une période clé de sa vie. Il se sent seul et perdu, il erre sans but, mais une rencontre "surprenante" dans un lieu familier va lui révéler ce que signifie vraiment "être seul"... Entre rêve et réalité, Mark écoutera-t-il la voix du coeur ?

 

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C’était comme s’il s’était échoué dans la nuit, son esprit étourdi par le ressac qui, des heures et des heures durant, aurait ballotté son corps sur la berge. Ses idées étaient embrumées, ses sens altérés, sa perception déformée. Il flottait dans l’espace ou plutôt, l’espace flottait tout autour de lui. Était-il conscient ou endormi ? Ses yeux étaient-ils ouverts ou fermés ? Était-il seulement là ?… Une seule évidence : aucune lumière n'éclairait son état. Il ne voyait pas mais il entendait… oui, il y avait de la musique ! Il faisait sombre, la sono était forte et il faisait chaud aussi. L’air moite l’oppressait comme dans une cave humide en plein été. C’était bon signe : s'il ressentait les choses, c'est qu'il était vivant ! Le brouillard qui l’enveloppait commençait peu à peu à se dissiper. Vivant, peut-être, mais aussi complètement étranger aux choses qui l’entouraient, présent sans l’être vraiment. Il ne savait d’ailleurs ni où il était, ni comment il avait fait pour arriver là.

 

Une voix vint l'interrompre dans ses pensées, comme un chant venu de loin. Il se retourna et alors qu’il pensait trouver quelqu'un, la voix glissa dans son dos :

« Vous devriez essayer quelque chose de plus corsé ! »

Il chercha autour de lui mais ne vit personne. Alors la voix se rapprocha et murmura tout bas : « Je suis là... ». Cette fois il fit volte-face. Elle était bien là, juste derrière le comptoir.

Un comptoir…

Il était dans un bar, tout simplement. Était-ce l’alcool qui avait assombri ses idées ? Il approcha son nez du verre posé juste devant lui et comprit en reconnaissant l'arôme grenadine et l'odeur du citron que cela devait être autre chose... Relevant les yeux, il demanda à la jeune femme :

« Et que me conseillez-vous ?

  • On fait de très bons cocktails, vous savez ?

  • Vous travaillez ici ?

  • En quelque sorte. Nos Mojitos sont excellents !

  • Il paraît… mais je ne bois pas. »

Elle prit un air sérieux : « Ah bon ? Moi qui pensais que vous étiez un habitué ! » ironisa-t-elle en désignant son verre de thé froid.

« Ce n’est pas gentil de se moquer. »

Elle sourit.

« Vous cherchez à me pousser à la consommation ou à m'enivrer ?

  • Ni l’un, ni l’autre, c’est juste que vous avez l’air d’en avoir besoin, répondit la jeune femme.

  • Vous croyez ? »

 

Mark savait bien au fond qu’il n’était pas là par hasard, mais alors qu’était-il venu chercher dans cet endroit ? Il n’était pas du genre à fréquenter les pubs et préférait de loin, à l’atmosphère enfumée des comptoirs, l’ambiance feutrée des pianos-bars. Un peu comme dans ces polars en noir et blanc où Bogart, marqué par la vie, atterrit à un moment ou un autre pour noyer son désespoir. Oui, Mark aimait ces bars rétro où l’on joue du Blues dans une atmosphère intimiste, où l’on sert des whiskys-on-the-rocks et des vodka-martinis. Et il sourit en repensant à ces films dans lesquels le héros, à défaut d’avoir réglé ses problèmes, quittait rarement les lieux sans personne avec qui les partager… Mais était-ce vraiment ce qu’il était venu chercher ici ? Un peu de compagnie ? Une femme avec qui passer la nuit ? En tous cas, pour autant qu’il pouvait en juger étant donné son état, l’endroit ne ressemblait en rien à ces clubs privés qui avaient nourri son imaginaire.

 

« En tous cas, je suis certaine qu'un petit whisky vous ferait du bien. dit la jeune femme, le ton légèrement espiègle.

  • Ça se voit tant que ça ?

  • Disons, que c’est mon métier…

  • … De profiter des clients vulnérables ? » acheva Mark sans prêter la moindre attention aux regards amusés de quelques-uns des clients qui s’étaient installés aux tables alentours.

« Non, de repérer les personnes qui ont besoin de parler.

  • Ah bon, vous êtes barmaid... et psy ?

  • Ben oui, ça va de pair ! » dit-elle sur le ton de la plaisanterie. « On voit beaucoup de monde dans mon métier vous savez. La plupart des clients veulent juste s’amuser mais il y en a aussi qui veulent oublier et d’autres qui cherchent une épaule compatissante ou juste une oreille attentive. On prend vite l’habitude de repérer ceux qui ont simplement besoin d’être écoutés. Et puis il faut dire que vous ne collez pas vraiment dans le cadre.

  • Ah, vous trouvez aussi ! C’est peut-être parce que je ne m’y sens pas particulièrement à l’aise.

  • Ah et pourquoi ça ?

  • Je ne sais pas… disons que ce n’est plus de mon âge ! Je me prends un coup de vieux parmi tous ces jeunes…Puis-je vous poser une question ?

  • Je vous en prie, après tout, c’est pas comme si je croulais sous les demandes !

  • Est-ce que vous vous êtes déjà senti à votre place dans ce genre d’endroits ? »

Mark sourit d’un air gêné.

  • « Excusez-moi, je suis indiscrète. 

  • Non, c’est juste que vous semblez lire en moi comme dans un livre ouvert... J’ai toujours aimé cette ambiance, l’atmosphère qui y règne, ces couples qui se font et se défont sur la piste de danse mais en vérité je n’y ai jamais été qu’un figurant. J’aime quand d’un seul regard naît une rencontre, que deux personnes se trouvent d'un simple battement de paupière, malheureusement les seules rencontres que j’ai faites ainsi n’ont duré que ce seul instant ou nos regards se sont croisés car je n’ai jamais réussi à franchir le pas. Pourtant j’aime observer ces gens, en retrait : spectateur discret d’un monde qui m’est inconnu.

  • C'est joli mais plutôt triste, et aussi totalement faux ! La preuve, vous l'avez franchi ce pas : nous sommes là à papoter, nous faisons connaissance. Nous en sommes donc déjà bien plus loin qu'un simple regard, non ?

  • Sauf que c’est vous qui êtes venue vers moi et puis vous êtes là pour ça, répondit Mark en remarquant pour la première fois dans le brouillard qui ne s’était pas totalement dissipé, un homme derrière le comptoir, les yeux rivés sur lui. »

Il le connaissait.

Oui, il avait d’ailleurs échangé quelques mots avec lui quelques heures plus tôt. Il s’en souvenait maintenant : Le bar était presque vide, trois ou quatre jeunes se partageaient une des tables du fond et quelques personnes étaient assises en terrasse. Il était encore tôt, le gros de la clientèle, pour la plupart des jeunes entre vingt et trente ans, n’arriverait pas avant quelques heures. Mark s’était installé au comptoir et avait salué le barman qui était aussi le propriétaire des lieux et par la même occasion l’ex de sa femme. C’était d'ailleurs ainsi que Mark avait fait la connaissance de Tom. C'était un chic type ! Un gars plutôt réservé au physique quelconque, le genre d’homme qu’on n’imaginait pas jongler avec des bouteilles et servir des cocktails à des jeunes filles tout émoustillées.

Dès que Tom l’avait aperçu, il était venu vers lui.

« Salut Marco… T’es seul ? »

Mark s’était demandé si c’était une simple entrée en matière, du genre : "Salut vieux… Tu n’es pas accompagné ce soir ?" ou une question plus profonde qui voulait en dire bien plus, comme un : "Mais dis moi Mark, tu n’es pas / plus avec SANDY… ?". Et Mark avait choisi de répondre par la seule chose qu'ils avaient en commun :

« Sandy est chez sa mère.

  • Et… ça va ? »

Là encore, il avait bien senti qu’il ne s’agissait pas d’une simple formule de politesse. Tom savait pertinemment que son ami n’était pas un adepte des bars, qu’il sortait très rarement et jamais sans sa femme. Le voyant entrer seul dans son établissement à une heure aussi tardive, il s’était certainement demandé s’il n’y avait pas de l’eau dans le gaz entre Sandy et lui, et s’en était immédiatement inquiété, probablement d’ailleurs le plus sincèrement du monde. Mais les deux hommes n’étaient pas si proches et Mark n’était pas là pour se raconter !

« Ça va, j’en avais juste marre de rester enfermé chez moi !

  • T’inquiète, je comprends ça. Je te sers quelque chose ? » avait répondu le barman, comprenant vite qu’il était inutile d’insister.

« Heu, oui, un Monaco s’il te plaît.

  •  C’est parti ! »

La jeune femme, qui se tenait toujours de l'autre côté du comptoir, interrompit Mark dans dans ses pensées :

« Et vous, alors ?

  • Moi ?

  • Oui, vous. Pourquoi êtes-vous là ? » demanda-t-elle, son petit air espiègle accentué par sa posture : le visage entre les mains, les coudes posés sur le comptoir.

    « Ça c’est une bonne question. Je crois que j’avais besoin d’être entouré.

  • Vous vous sentez seul ? »

Il se mit à rire avec un entrain peut-être légèrement exagéré.

  • « Qu’est-ce qui vous fait rire ?

  • Votre question… Je crois que c’est un euphémisme.

  • Vous savez quoi… Je vais vous dire quelque chose : vous pensez être seul mais je suis certaine que vous vous trompez ! Vous avez sûrement une amie, de la famille, des collègues. Peut-être vous sentez-vous seul parce que votre femme est partie, que vous passez par une phase ou vous préférez rester seul chez vous, que vous ne voyez pas grand monde ou que vos amis sont loin, mais vous vous trompez car ce n’est pas ça être seul... »

Mark regardait la jeune femme à la fois sceptique et ravi mais pour le moins étonné. Cependant, il ne l’aurait interrompue pour rien au monde. « …Vous voyez cette fenêtre là haut ? » demanda-t-elle en se penchant pour pointer du doigt l’immeuble situé de l’autre côté de la rue. Mark se tordit laborieusement dans la direction indiquée. « Celle qui est allumée au troisième étage juste en face… 

  • Ah oui, je la vois ! 

  • En fait, c’est la lumière du salon. On pourrait croire que le petit vieux qui y habite est devant sa télé ou qu’il reçoit de la famille mais non. Il a juste oublié d’éteindre la lumière comme ça lui arrive presque un soir sur deux ! Dit-elle, son visage rayonnant soudain d’un sourire affectueux. » Mark la considérait d’un air dubitatif. « Vous vous demandez comment je peux savoir qu’il n’y a personne chez lui ? Eh bien je le sais parce qu’il est seul. Vraiment seul… Cela fait plus de trente ans qu’il n’a plus de nouvelles de ses enfants. A quatre-vingt trois ans, il vit enfermé entre les quatre murs de son petit vingt mètres carrés dont il n’est plus sorti depuis le décès de son épouse il y a cinq ans. Il y a bien sa femme de ménage qui lui fait ses courses deux fois par mois mais c’est son unique lien avec le monde. Ah, non, il y a la télé aussi, devant laquelle il passe le plus clair de son temps, zappant d’une émission à une autre, d’un téléfilm à un autre jusqu’à l’heure du dîner, jusqu’à l’heure du film, jusqu’à ce que les heures passent et que vienne l’heure de se coucher. Et comme il aura mangé seul, il se couchera seul, comme chaque soir, comme chaque jour, pour se réveiller toujours aussi seul au petit matin…. Quelques heures de passées… Le petit vieux ne parle plus jamais à personne. Même sa femme de ménage ne lui adresse plus la parole, ayant abandonné tout espoir depuis longtemps qu’il lui réponde un jour. Et à part elle, tout le monde ignore jusqu’à son existence. Oui, cet homme est seul, et oui, cela peut être un euphémisme… Mais je crois que les hommes ne se rendent plus vraiment compte de ce qu’est réellement la solitude. Vous pensez être seul mais est-ce un état de fait ou juste un cap à passer ? En tous cas votre solitude n’est rien comparée à celle de ce vieil homme et pourtant, lui ne se plaint que d’une chose : du silence de ses enfants. »

Mark prit quelques secondes avant de répondre : « Vous ne savez pas quelle est ma vie. Cet homme et moi avons peut-être bien plus de points communs que vous semblez le penser... »

 

Toujours un peu comateux, sa vie lui semblait si confuse, qu'il avait du mal à recoller les morceaux. Il faut dire qu’il avait justement tout fait pour l’oublier mais cette histoire faisait écho en lui.

Oui, il se rappelait…

Cela faisait plus d’un mois qu’il était enfermé dans son petit appartement. Un mois à tourner en rond et à s’apitoyer sur son sort, un mois à broyer du noir seul chez lui. Ses journées étaient pareilles à celles de ce vieil homme et comme lui, il se couchait seul chaque soir. Alors qu’y avait-il eu de différent aujourd’hui pour qu’il se retrouve là ? Que s’était-il passé pour qu’il parvienne à briser ce cercle ? Pour qu'il parvienne enfin quelques heures plus tôt à franchir les murs de son enfermement ? Pour quelques instants… se sentir exister quelques heures encore, quelques heures seulement ?… Il ne s’en souvenait pas. Mais il savait que cela avait dû être difficile car cela ne lui ressemblait pas.

Imaginez un homme solitaire et casanier, esseulé et délaissé… Imaginez cet homme enfermé depuis des semaines, claquer la porte de chez lui tard dans la soirée, laisser derrière lui le confort de son appartement et prendre sa voiture sans but précis. Imaginez le, roulant dans la nuit, vers ce monde hostile, vers la vie… Imaginez la sensation qu’il a pu éprouver en arrivant devant l’enseigne de ce bar… Ce sentiment bizarre que tout un chacun a connu au moins une fois dans sa vie : l’impression de ne pas être à sa place, accentuée dans le cas présent par les regards inquisiteurs des agents de sécurité… Pensez à cet homme qui ne sort jamais, franchir seul les portes d'un établissement prêt à accueillir toute l'effervescence de la nuit...

Les lieux auraient pu baigner dans une lumière tamisée aux divers tons azurs. On imagine aisément les néons éclairant de bleu le léger brouillard enveloppant la grande salle et ses clients attablés ; les projecteurs, tous dirigés sur la scène où se produit au piano un de ces jazzman afro-américain ; de belles serveuses affriolantes mais select et un barman tout aussi virtuose dans le maniement des bouteilles qu’il fait voltiger au grand bonheur de ces dames, que le musicien à son piano. Et lui, donc, Mark : bel homme, la trentaine bien tassée, brun, les cheveux courts, un mètre quatre-vingt, habillé d’un jean et d’une chemise noire serrée au corps comme n’importe quel jeune – si tant est qu’on puisse encore être considéré comme tel passée la trentaine –, traversant la salle en direction du comptoir. Oui, mais voilà, nous ne sommes pas à Manhattan et le barman n’a rien à voir avec Brian Flanagan ! En réalité la salle qui s’étendait en longueur sur à peine quelques mètres était sombre et peu spacieuse. Cinq ou six tables de bois rectangulaires empiétaient sur la piste et un seul néon insignifiant clignotait obstinément dans le fond de la salle, entre rouge et orange, tentant de donner à l’ensemble un ton festif sans jamais y parvenir complètement. Il n’y avait donc ni scène, ni jazzman, ni lumière bleutée. Et le brouillard azur du bar de Flanagan avait laissé place à une espèce de fumée dense et moite, mélange d’odeurs de tabac et de transpiration qui ajoutait encore un peu de grisaille à une palette de couleurs déjà bien terne.

Alors que la salle avait commencé à se remplir, le comptoir était resté désespérément vide. Mark, son verre à la main, adossé au bar, avait observé ces jeunes gens qu'il enviait tant, parler, butiner, rire et danser. Il s’était amusé du manège des garçons qui tentaient inlassablement leur chance auprès des filles, et n’avait manqué aucun regard, aucun sourire.

La vie était là devant ses yeux et pourtant il y était étranger, simple spectateur d’un monde auquel il lui semblait ne plus appartenir.

 

« Alors, vous ne dites plus rien ? reprit Mark en s'extirpant de ses pensées. Et qui vous dit que vous ne venez pas, en parlant de ce vieil homme, de décrire ma vie ? »

La jeune femme se défit de son sourire et répondit :

« Si c’est votre vie, vous ne faites pas votre âge !

  • Vous vous moquez encore... Cet homme, c’est l’un de vos proches ?

  • Non, pas vraiment.

  • Mais comment connaissez-vous tous ces détails sur lui, sur sa vie. Vous ne viendriez pas d’inventer cette histoire par hasard ?

  • Je connais un peu sa vie, tout comme je sais qu’elle n’a rien à voir ni avec la vôtre aujourd’hui, ni avec la vôtre demain. Si-non, vous ne seriez pas là...

  • Pour vous dire la vérité, je ne sais vraiment pas comment j’ai pu atterrir ici ! Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête ni ce que je fais là d’ailleurs !

  • Vous me l’avez dit : vous aviez besoin de vous sentir entouré.

  • Oui… Je crois que j’ai surtout besoin de me sentir vivant. Vous savez, il y a des moments dans une vie où l’on se dit : " A quoi bon ? " et il n’est pas nécessaire pour ça d’avoir quatre-vingt ans.

  • C'est vrai, mais vous êtes jeune et j’ai du mal à comprendre qu’on puisse baisser les bras si tôt.

  • Vous pensez que je suis jeune et moi je me disais au contraire que les années filaient à une vitesse folle et que je n’avais rien fait de ma vie !

  • Il n’est pas trop tard.

  • Vous croyez ? Je fête mes trente cinq ans demain.

  • Aujourd’hui vous voulez dire !

  • Pardon ? »

La jeune femme désigna le poignet de Mark d’un signe de la tête et celui-ci regarda sa montre.

  • « Ah oui, déjà !

  • Bon anniversaire alors !

  • Je ne suis pas sûr que ça m’aide mais merci quand même ! Dites, vous êtes certaine que ça fait partie de votre boulot de me faire la conversation ? » demanda Mark en jetant une œillade à Tom qui ne les avait pas quitté des yeux depuis le début de leur discussion.

    « Vous inquiétez pas pour Tom et puis, je ne vais pas vous laisser dans cet état !

  • Comment ça "dans cet état" ?!… ironisa-t-il. Vous savez, vous n’avez pas à vous faire de soucis pour moi, j’en ai vu d’autres !

  • Bon, je vous le sers ce cocktail ?

  • A condition que vous en preniez un avec moi.

  • Marché conclu ! conclut-elle en disparaissant derrière le comptoir. »

Mark n’était pas vraiment un coureur et il n’était pas dans ses habitudes de déballer sa vie à une femme rencontrée dans un bar. Pourtant, sans vraiment savoir pourquoi, il s’était immédiatement senti en confiance avec la jeune barmaid et il ne désirait qu’une chose : faire durer ce moment le plus longtemps possible avant de retourner à sa vie.

 

Quelques minutes plus tard, Tom apporta un autre verre à son ami, plus grand et surtout plus... bleuté.

« Tiens, cadeau de la maison !

  • Merci. Mais dis moi, où est passé ta serveuse ?

  • Ma serveuse ?

  • Ben oui, ta serveuse ! La fille qui t’aide au bar...

  • Ah, non, tu dois parler de ma fiancée ! Elle me file un petit coup de main de temps en temps. Elle ne doit pas être loin. Pourquoi, elle t'a tapé dans l'œil ? T'as pas intérêt à y toucher, je te préviens !

  • Tomy, tu sais bien que je n’ai plus le droit d'accorder le moindre intérêt de ce genre à qui que ce soit ! Et puisque c’est ta copine, je ne me permettrais pas…

  • Ah ça, j'espère bien ! Et je ne dis pas ça seulement parce que tu aurais affaire à moi ! Mais surtout parce qu'il y aurait quelqu'un d'autre qui  te ferait ta fête ! Quelque chose me dit que si Sandy te voyait, ne serait-ce que, zieuter une autre fille qu’elle, là, tu aurais vraiment du souci à te faire, tu crois pas ?!

  • Y'a des chances ! En tous cas, félicitations pour tes fiançailles.

  • Merci Marco. Dis, je peux prendre une pause si tu veux parler…

  • Non, non, ça va. T'as du monde. Peut-être plus tard. 

  • Pas de soucis vieux ! »

Et Tom retourna à sa tâche laissant Mark seul à seul avec son verre.

La fatigue, la fumée, les vapeurs d’alcool et peut-être même l’agitation ambiante avaient dû passablement l’enivrer mais ses idées lui paraissaient bien plus claires désormais. Il connaissait bien ce bar, il connaissait bien son propriétaire et c’était sans doute ce qui l’avait poussé à choisir cet endroit.

 

Mais à peine Tom eut-il le dos tourné que la jeune femme réapparut derrière le comptoir avec un autre cocktail, une paille géante flottant dans la coupe.

« Je vois que vous avez eu le vôtre.

  • Oui, Tom me l’a servi. Alors comme ça, vous êtes fiancés ?… Vous vous êtes connus comment tous les deux ?

  • Fiancés ?! » dit-elle, manquant de s’étouffer de rire. Puis elle se reprit : « disons, qu’il a eu besoin de quelqu’un quand Sandy et lui se sont quittés. Je l’ai aidé comme j’ai pu… mais je ne suis pas sa fiancée pour autant ! » ajouta-t-elle, se forçant à ne pas s’esclaffer de nouveau.

    « Ah, dit-il simplement, tentant de cacher sa gêne. Et comme ça, vous connaissez Sandy ?

  • J’en ai entendu parler.

  • En tous cas, Tom a l’air bien. Il a trouvé sa voie, des dizaines d’admiratrices mais surtout quelqu’un sur qui il peut compter. C’est ça le plus important conclut Mark.

  • Vous aussi, non ? Après tout, vous n’avez rien à lui envier ! Vous êtes mariés depuis combien de temps déjà ? Trois ans, c’est ça ?… Vous avez un travail…

  • Mais dites-moi, vous m’avez l’air d’être drôlement bien informée !

  • C’est mon boulot ! éluda la jeune femme rieuse.

  • Vous savez, je ne peux m’en empêcher, je l’envie, c’est comme ça ! J’ai toujours eu au fond de moi ce besoin de plaire, de séduire mais quand au fil des années vous n’attirez plus que votre reflet dans le miroir, petit à petit, vous avez l’impression de n’être plus personne, de ne plus exister… Et puis, c’est un cercle vicieux : quand on fait un travail qui n’a rien de valorisant, et qu’en dehors on ne voit personne, que les amis s’en vont et se stabilisent, qu’ils font leur vie, eh bien on en vient à se dire qu’il est trop tard pour nous et qu’on a gâché la nôtre.

  • Vous voyez cet homme au bout du comptoir… » La jeune femme désignait un homme d’une soixantaine d’années qui, le regard vide, fixait son cocktail et d’un petit mouvement du poignet faisait danser les glaçons dans son verre en un tintement mélodieux. Mark acquiesça. « Il vient tous les soirs depuis quatre ans. Il s’assit toujours à la même place et commande toujours la même chose. Après quarante ans de mariage, sa femme en a eu marre de lui, de ses crises, de ses colères et de son égoïsme, elle a fini par le quitter. Lui, il s’est remarié à peine six mois plus tard mais il n’a pas fallu bien longtemps pour que sa nouvelle femme comprenne qui il était vraiment et suive le même chemin que la première. Mais le problème dans tout ça, c’est surtout qu’il n'a plus aucune relation avec son fils qu'il n'a pas vu grandir et qu'il a également perdu tout contact avec le reste de sa famille, profondément attachée à sa première femme. Il s’est donc retrouvé seul à soixante ans, se réfugiant dans l’alcool et les médicaments. Il a cru que sa vie était finie, pourtant ce verre posé devant lui sur le comptoir, il n’y touchera pas car cela fait un an qu’il ne boit plus…

  • Qu’est-ce qui s’est passé ?

  • Il a appris que son fils lui serait bientôt rendu.

  • Comment peut-il le savoir ? Et pourquoi ce revirement ?

  • Il le sait parce que je le lui ai dit. Son fils va avoir un accident et seul son père pourra le sauver. A eux deux, ils se reconstruiront mais pour cela, il devait cesser de boire.

  • Et vous, comment savez-vous tout ça ?

  • Je vous l’ai dit, c’est mon métier. Mais vous ne posez pas les bonnes questions !

  • Et quelles questions devrais-je poser selon vous ?

  • Vous devriez vous demander ce que je sais sur vous. »

Mark, fasciné par la jeune femme, par la générosité dont elle semblait faire preuve et le mystère qui l’entourait décida de jouer le jeu malgré son scepticisme.

  • « Et que savez-vous ?

  • Il suffit souvent de croire en l’avenir pour avoir de nouveau l’impression d’exister et c’est ce qui vous manque aujourd’hui, Mark : la confiance. Vous ne croyez plus en la vie parce que vous ne croyez plus en vous ! Pourtant un petit rien peut tout changer. Vous avez l’impression d’avoir gâché votre vie alors qu’elle n’est pas encore commencée. Vous ne finirez pas vos jours seul dans un vingt mètre carrés, Mark, car tout comme cet homme au bout du comptoir, un événement va bouleverser votre quotidien et tout aura un sens. Aujourd’hui vous avez juste besoin d’espoir…

  • Vous pensez ?... demanda Mark. Tout ça reste un peu flou pour moi, vous savez… »

 

« Qu’est-ce qui est flou ? » demanda Tom qui s’était approché de son ami entre deux jonglages.

  • « Hein ? Non rien, nous étions juste en train de… philosopher…

  • "Nous"… qui nous ? »

Mais la serveuse avait de nouveau disparu. Face à la gêne de son ami, Tom continua : « Laisse tomber !… Je sais que vous vous êtes déjà parlés tous les deux mais je tenais à vous présenter, disons officiellement… » Il fit signe à une jeune femme qui servait une cliente à quelques mètres de là. Elle s’avança. « Mark, je te présente Myriam… mon amie ! » appuya-t-il.

Mark eut l’air surpris : « Ton amie ?

  • Ben oui. Tu ne m’avais pas dit que vous aviez fait connaissance tous les deux ? »

La jeune femme intervint : « Il y a dû avoir un malentendu. Contente de te connaître Mark, dit-elle en tendant la main.

  • De même. » répondit-il, toujours étonné de ne pas reconnaître la femme avec qui il avait passé une grande partie de la soirée. »

Après quelques politesses échangées de part et d’autre, la jeune fiancée retourna à ses clients et Mark resta seul quelques instants avec Tom.

« Dis moi, Tom, tu es certain qu’il n’y a pas une autre personne qui travaille avec vous au comptoir ?

  • Bien sûr, pourquoi ?

  • Non, pour rien... » dit Mark en tendant un billet au patron.

    « Arrête, c’est pour moi je t’ai dit ! Et puis t’inquiète pas pour Sandy, je suis sûr qu’elle reviendra. Elle ne peut pas vivre sans toi... »

 

Mark remercia son ami et se fraya un chemin vers la sortie, au milieu d’une foule qui commençait à se faire dense. Enfin parvenu à l’extérieur, il passa devant le videur qui ne lui accorda pas le moindre regard puis il respira une grande bouffée d’air frais.

Il se sentait étrangement bien.

Il alluma son téléphone. Au bout de quelques secondes celui-ci bipa à deux reprises l’informant qu’il avait reçu un message. Il l’afficha :

 

[ Bonsoir M, je sé ke ça se fé pa par sms, mé je pouvé pa te lanoncé otrement : Mark, tu va être papa ! Je TM… S. ]

 

Mark rangea le téléphone dans son manteau.

Une larme coula sur sa joue.

Quand il releva la tête, il l'aperçue quelques secondes, puis elle disparut dans la nuit avec ce sourire espiègle qui l'avait tant ému quelques minutes plus tôt.

 

Au même moment dans l’immeuble d’en face, une lumière s ‘éteignait.

 

 

Fin.