25 Aug

TImE BREAK (en cours d'écriture)

Publié par lechanoir.over-blog.net  - Catégories :  #Nouvelles accessibles en intégralité

Pitch : Tim Brady traverse une mauvaise passe. Pris à la gorge par des créanciers douteux, il décide de tenter le tout pour le tout en jouant tout ce qu'il lui reste. Mais alors qu'il est persuadé que les cartes sont enfin de son côté, un événement mystérieux vient chambouler la donne. Un événement qui boulevesera à jamais son quotidien et transformera radicalement sa vie..

  

 

 

1.

 

     Avant de frapper à la porte, l'homme recompta une dernière fois la liasse de billets verts qu'il avait planquée dans son blouson. Dix mille dollars et quelques poussières. C'est tout ce qu'il lui restait. Des poussières, pensa-t-il... Sa vie, ne se résumait désormais plus qu'à ça ! Combien de temps pourrait-il continuer ainsi, chaque jour toujours plus sur le fil ? Il ne devait pas s'apitoyer sur son sort. Son activité était basée sur la confiance en soi, sur l'image aussi. Il devait faire croire qu'il était le meilleur même si lui n'y croyait plus.

La porte donnait sur une ruelle sombre et glauque, pareille à toutes les rues du quartier. Il fallait bien connaître les lieux pour la remarquer et seuls les initiés savaient ce qui se tramait derrière. Lorsqu'il se présenta à l'entrée, il ne fallut pas bien longtemps avant qu'elle s'ouvre et qu'on vienne à sa rencontre : la trentaine, chétif, le crâne légèrement dégarni, une barbe de trois jours et un petit grain de folie dans un regard constamment en mouvement, l'homme s'appuya contre le mur, laissant son garde du corps se poster derrière lui dans l'embrasure, bras croisés et mine patibulaire.

     « Tu ne rentreras pas Brady !

̶        Allé vieux, on se connaît bien toi et moi, et je t'ai jamais tenu à l'écart ! Tu pourrais m'arranger le coup cette fois...

̶        Primo, je préfèrerais que tu évites de faire comme si on était potes ! Et deuzio, à chaque fois que tu m'as intégré à l'un de tes plans foireux, ça ne m'a apporté que des emmerdes !

̶        Hé ! J'ai claqué tout mon fric dans votre sous-sol et tu t'en es personnellement mis plein les poches ! Rien que pour ça, tu pourrais me laisser entrer. Je suis le client idéal pour vous ! Allé, Sergio, juste une fois... !

̶        Quand tu auras notre pognon, tu pourras entrer... et n'oublie pas : tu n'as plus que trois jours ! dit-il en se retournant. Et au fait, ne m'appelle plus jamais "Sergio" ! conclut-il d'un geste de la main.

̶        Attends, écoute !... Sergi... Sergeï ! lança-t-il, stoppé dans son élan par la montagne qui barrait toujours l'entrée du club. J'ai le pognon... » Le russe s'arrêta net. « J'ai le pognon, je te dis ! »

     L'homme marqua une pause, rebroussa chemin et reprit sa place face à Brady, épaule contre le mur. Bras tombant, mains jointes, il le scrutait de ses yeux fous à la recherche du moindre signe de nervosité. Puis, prenant son temps, il passa la main dans la poche intérieure de sa veste, se saisit d'une boîte en métal d'où il fit glisser une cigarette longue et fine et alors qu'il palpait les poches de son costume, dit enfin : « Et si tu me montrais ce que t'as ? »

 

     Brady s'avança vers Sergeï et lui tendit un briquet qu’il alluma à son attention. Le Russe approcha son visage de la flamme, tira deux, trois bouffées rapides et se redressa, le coude posé sur son bras croisé. « Alors ? Insista-t-il. » Brady glissa la main dans la poche de son blouson et en sortit une liasse de billets de cent dollars qu'il remit à Sergeï. « Tu te fous de moi !? 

̶        Écoute, plus que trente mille et c'est bon j'aurais tout le pognon...

̶        Sauf qu'on est loin du compte là, ça ne doit même pas faire cinq mille dollars, dit-il en feuilletant les billets verts, ce qui me laisse à penser que tu te fous vraiment de moi !

̶        Non, attends, je t'explique : je ne parviendrai jamais à réunir les trente mille qu'il me manque si je ne peux pas m'installer à une table.. Vous avez fait en sorte que je sois interdit aux quatre coins de la ville !

̶        Tu sais comment ça fonctionne Brady ! A partir de cinquante mille dollars, tu as une semaine pour rembourser et tant que tu ne l'as pas fait, aucune salle ne te sera ouverte. C'est comme ça ! Alors, soit tu as l'argent, soit tu ne l'as pas !

̶        Et si on passait un accord toi et moi ? En souvenir du bon vieux temps... Les cinq mille que je t'ai donnés, tu les gardes. Tu me fais entrer, je m'acquitte des dix pour cents de la maison. Ensuite tu me laisses m'installer à votre plus grosse table et quels que soient mes gains, je te file dix pour cents.

̶        Et si tu perds ?

̶        Quoi qu'il en soit tu gardes les cinq mille et la maison ses dix pour cents. Pour toi c'est tout bénéf ! Mais je n'ai pas l'intention de perdre.

̶        De toutes façons, même si j'étais d'accord je ne pourrais pas te laisser entrer, le boss est là.

̶        Sergeï, pendant plus d'un an, j'ai joué ici presque tous les soirs, dimanches compris et ton patron n'a pratiquement jamais manqué le dîner en famille.

̶        Eh bien il faut croire qu'il y a toujours une exception à la règle.

̶        Non, il n'y en a pas et tu le sais. Le Boss est réglé comme une horloge et il tient beaucoup à ses habitudes. Il quitte le club tous les dimanches vers 15h pour aller chercher ses gosses qu'il amène au stade, il reste avec eux le temps du match, généralement une heure ou deux, les ramène à la maison, repasse à son bureau vers 17h et quitte le boulot à 18h30 au plus tard pour passer sa seule soirée de la semaine chez lui. C'est l'unique soir où il ne repasse pas par la boîte. Il est 19h05, il a donc quitté les lieux depuis au moins une demi heure et ne repassera pas ce soir Sergeï.

̶        Je vois que tu as toujours l'œil. Sauf qu'il est là cette fois.

̶        J'ai oublié de préciser qu'il conduit une BMW grise immatriculée BIG.B.999, toujours garée dans la ruelle perpendiculaire à celle-ci, juste devant l'issue de secours du club et qu'elle n'y est plus alors qu'elle y était encore tout à l'heure.

̶        Il est là je te dis ! Sergeï marqua une nouvelle pause. Tu sais que ce sont les meilleurs joueurs qui occupent les plus grosses tables. Tu ne réussiras jamais à cumuler soixante dix mille en cash si tu ne pars pas au minimum avec une cave de vingt mille.

̶        Je sais.

̶        Quarante mille, c'est une avance déjà confortable sur les soixante dix que tu nous dois. Je suis certain que Big B. t'accorderait un délai supplémentaire si tu me les remettais tout de suite.

̶        Sauf que si je fais ça, je n'aurais jamais assez pour jouer et ne pourrais donc gagner les trente mille manquants. Or, nous savons toi et moi ce qu'il advient de vos débiteurs...

̶        Tu veux jouer tes quarante mille c'est ça ?

̶        Moins les cinq que je t'ai déjà donnés et la com du club.

̶        Ok, file les moi, je vais voir avec le croupier.

̶        Je suis même prêt à les mettre directement dans ta poche en plus des cinq mille que je t'ai déjà filés si j'aperçois Big B. ce soir, à son bureau, à une table ou ailleurs, ajouta Tim, un sourire au coin des lèvres. Alors, tu me fais entrer ?

̶        Trente pour cents.

̶        Vingt, mais seulement après avoir réuni la somme qu'il me manque pour rembourser le Boss.

̶        OK, mais tu t'arranges comme tu veux, je prélèverai également mes vingt pour cent sur ta dette.

̶        Marché conclu ! répondit Tim, un sourire au coin des lèvres.

̶        Tu m'amuses, Brady. Mais je te préviens, quoi qu'il en soit, si tu n'as pas réuni l'argent dans trois jours, je serais obligé de m'occuper personnellement de ton cas. »

 

     Le club de Big B. était un endroit très sélect où se croisaient les plus grosses fortunes de la ville qui tenaient à montrer et se montrer : pour la "haute", être vu chez Monsieur B. signifiait qu'on était in et de bonne famille. Mais Tim ne fréquentait ni ce lieu, ni ce milieu. Lui, préfèrerait les véritables parties, celles qui sentaient la transpiration et la testostérone ; celles où l'on pouvait gagner de l'argent, beaucoup d'argent ; où l'on jouait... en "famille", mais certainement pas avec papa, maman ! Les plus grosses parties comptaient des joueurs professionnels, des membres de la pègre locale et des petites frappes plutôt à l'aise, à la fois avec l'argent, le jeu et... "la famille"!

     Tim n'aperçut le grand salon que du coin de l'œil et de loin. Il suivit Sergeï dans les couloirs sombres de l'arrière salle, les escaliers du sous-sol et le labyrinthe de salles aménagées pour l'occasion en tripots bien avant que le club ne fut officiellement ouvert puis ils pénétrèrent enfin dans la salle principale.

Sergeï le conduisit à l'unique table qui s'y trouvait. Un croupier distribuait les cartes et s'assurait du bon fonctionnement de la partie. Sergeï salua les six joueurs présents, s'approcha de l'employé, lui glissa un mot à l'oreille et introduit le nouvel arrivant auprès des autres clients : « Messieurs, je pense que vous connaissez tous Tim Brady, si vous le permettez, il se joindra à vous pour la partie de ce soir. Ménagez-le. Je n'aimerais pas avoir à lui briser les deux bras parce qu'il n'aura pas pu régler sa cotisation. »

     La tablée s'amusa de la plaisanterie, qui n'en était pas vraiment une, et accueillit le nouveau venu tandis que Sergeï prenait congés. L'un des invités s'adressa directement à Tim : « Alors Fifty, prêt à me laisser tout ton fric cette fois ?

̶        Tu as l'air bien sûr de toi Vito.

̶        Non, c'est de ton jeu dont je suis sûr ou je devrais plutôt dire... de toi ! » Se tournant vers un autre joueur, Vito ajouta : « Il ne peut s'empêcher de rentrer dans tous les coups, je n'ai jamais vu un joueur aussi pressé de perdre son argent ! »

     Tim sourit. Un participant ramassa tous les jetons qui se trouvaient sur la table, confirmant ainsi la fin du tour et le croupier s'adressa alors au nouvel arrivant. « Monsieur, combien désirez-vous ? » Tim jeta sur la table une liasse de billets. Le croupier fit rapidement les comptes et après avoir déduit les dix pour cents qui revenaient au club, distribua pour quatre mille cinq cents dollars de jetons.

     « Vous n'irez pas bien loin avec ça, mon ami ! lança un homme qui devait avoir devant lui au moins quatre fois la cave de Tim. Le tapis moyen doit se situer autour de trente mille dollars. Vous ne ferez même pas trois tours ! » Tim, sans se défaire de son sourire, répondit qu'il comptait sur sa chance et s'installa entre deux joueurs.

     Avec l'essor du poker, c'était le Texas Hold'em qui s'était le plus développé dans les casinos et les tripots en tout genre. Dans cette variante les deux personnes placées à la gauche du donneur ont une mise obligatoire et prédéfinie à effectuer avant même de recevoir leurs cartes, c'est ce qu'on appelle la petite et la grosse blind. Tim étant assis quatre rangs plus loin ne serait pas engagé dans le coup avant six donnes. Il avait donc décidé d'attendre d'avoir une bonne main pour entrer en jeu. Mais rien ne vint. Lorsque ce fut à lui de poser la petite blind, son tapis fut donc automatiquement amputé de cent dollars. Le premier joueur à parler ayant effectué une forte relance, il décida de coucher son Valet - Deux. Mais le coup d'après ses cartes ne furent guère meilleures et il était cette fois engagé à hauteur des deux cent dollars correspondant à la grosse blind et ce, avant même la donne. Mac Allbright, un député, mari et père, connu pour ses nombreuses frasques, fit une première relance qui fut sur-relancée à trois fois par Sam dit le fou, assis juste à côté de Tim. Ce dernier devait donc ajouter mille six cent dollars pour rester dans le coup et il n'avait qu'un roi comme carte haute. De nouveau, il coucha sa main.

     Le premier relanceur suivit et comme aucun des deux joueurs ne voulu lâcher sa main malgré les mises successives à chaque étape de l'abattage, le flop (les trois premières cartes), le turn (la quatrième) et la river (la cinquième et dernière carte) furent découverts.

C'est Sam qui perdit cette main avec une simple hauteur as alors que le député avait obtenu une paire de rois dès le flop.

     Même s'il avait perdu trois cent dollars en deux tours, ce dernier coup fut très enrichissant pour Tim car il avait eu l'occasion de voir les cartes de ses adversaires et ainsi collecté quelques informations sur leur façon de jouer.

     Les jeux se succédèrent et la chance n'était toujours pas au rendez-vous. Tim bluffa un ou deux coups mais jamais avec moins d'un as en main. Il parvint ainsi, après plusieurs tours de jeu, à se retrouver en même position qu'en début de partie. Cette fois il était au bouton, ce qui signifie qu'il était le donneur. Quatre joueurs étaient en jeu malgré une relance égale à trois fois le montant de la grosse blind et il restait encore deux joueurs à parler. Tim fit glisser sa main gauche au dessus des deux cartes posées devant lui et de l'autre plia légèrement le coin de chacune d'entre elles. D'abord celle du dessus : un as... Puis celle du dessous : un as, de nouveau. Sa première véritable main était la meilleure combinaison possible pré-flop. Mais si autant de joueurs étaient de la partie c'est qu'il devait déjà y avoir quelques bonnes cartes. Il décida d'effectuer une petite sur-relance afin de ne plus laisser entrer personne dans le coup, d'effrayer les joueurs aux jeux moyens mais sans pour autant risquer de perdre les mains correctes. Le but était de ratisser le plus large possible tout en mettant le maximum de chance de son côté. « Je relance à 1200 ! » Mac Allbright se coucha, perdant ainsi ses cent dollars de blind, ce qui n'était vraiment rien au regard de la somme à investir pour rester en jeu, mais Vito, lui, semblait plus hésitant : « Haaaa, Fifty, Fifty, Fifty... Je suis sûr que j'ai mieux que toi... Et puis je n'ai que mille dollars à rajouter pour un pot qui est déjà à plus de trois mille... Je crois bien que je vais te suivre mon petit Fifty, je crois bien que je vais te suivre... » Tim le regardait droit dans les yeux sans laisser transparaître la moindre émotion. Finalement Vito colla la relance, et deux des quatre autres joueurs encore dans le coup décidèrent de se coucher.

     « Quatre joueurs ! » annonça le croupier avant de frapper doucement la table pour annoncer l'abattage du flop : un Sept, un Quatre et un Roi.

     Le Sept et le Quatre n'inquiétaient Tim d'aucune façon. Peu de joueurs auraient suivi des relances aussi fortes avec un quatre et un sept à moins qu'il aient eu une paire servie mais il y avait peu de chance que ce soit le cas. Quant au Roi, si quelqu'un en possédait un, ce dont il ne doutait pas, cette personne devait désormais se sentir très forte étant donné qu'aucun as n'avait été découvert. Avec un flop comme celui-ci la paire de roi avait toutes les chances de constituer le meilleur jeu ! S'il engageait le reste de son tapis, Tim pouvait être suivi, ce qu'il souhaitait mais il connaissait la façon de jouer de son adversaire et tenta un piège un peu plus subtile en lui laissant l'initiative : « Chek. » annonça-t-il. Vito le jaugea un bref instant. « Ben alors mon petit Fifty, qu'est-ce qui t'arrive ? Je t'ai connu plus joueur que ça ! En même temps quand les cartes ne viennent pas, il faut savoir être patient, tu as raison. Moi je n'ai pas ce problème. » Il avança dans un geste théâtral l'ensemble de ses jetons sur la table, un sourire satisfait sur son visage.

     Le croupier précisa le montant du tapis engagé par Vito qui couvrait largement celui de Tim. Si ce dernier entrait dans le coup et perdait, c'était fini pour lui. Mais il n'hésita pas une seule seconde. Il sourit à son tour et imita Vito en poussant sur la table les deux mille six cent cinquante dollars de jetons qu'il lui restait.

     Les deux derniers joueurs se couchèrent.

     « Messieurs, une personne est à tapis, veillez montrer vos jeux s'il vous plaît.

     « J'ai le Roi ! » annonça fougueusement Vito Mancini en lançant ses cartes face ouverte sur la table. Il avait donc flopé une paire de rois.

     Tim, lui, se contenta de retourner précautionneusement l'un de ses As... en levant vers son adversaire un regard espiègle. Vito commençait à comprendre. Il se jeta sur la deuxième carte de Brady et la retourna furieusement. Se levant dans un cri de rage, il maugréa dans son coin quelques secondes et ne revint à la table qu'une fois calmé :

     « Tu n'as pas encore gagné Brady, je peux encore toucher mon brelan ! »

     En effet, Mancini avait Roi-Dame dans les mains. Un autre roi lui permettrait de passer devant la paire d'As de Tim.

     Le croupier laissa passer quelques secondes. Vito, qui n'avait pu se rassoir sous l'effet de l'adrénaline, appelait un roi de toute sa voix.

     Mais les dieux du jeu l'entendraient-ils ? Le croupier frappa délicatement la table et découvrit lentement l'avant dernière carte :... Un roi de cœur.

     Vito Mancini sauta de joie dans tout le salon, il fit le tour de la table pour finalement se poster devant son adversaire qui demeurait impassible. « Je t'avais dit que je t'aurai ce soir !... Je te l'avais pas dit ?

̶        Tu l'avais dit, Vito, tu l'avais dit. Mais cette carte n'est pas si mauvaise pour moi...

̶        Quoi, qu'est-ce que tu racontes ? J'ai touché mon brelan, tu es mort !

̶        Un roi de cœur, Vito... Un roi de cœur qui ajoute neuf cartes pour me faire gagner. Entre les cœurs et l'as, ça me fait dix outs, c'est pas mal. J'ai un peu plus d'une chance sur cinq de gagner ce coup.

̶        Tu te fous de moi ! Tu ne toucheras pas ton as sur la rivière ! Ça, ça risque pas d'arriver ! Allé, croupier fais ton boulot ! »

 

     Bien que les probabilités ne jouaient pas vraiment en sa faveur, Tim qui était pourtant empli de doutes en frappant à la porte du club, était à présent étonnamment calme. Comme s'il avait accepté son sort... Comme si désormais rien ne pouvait plus le défaire de son sourire ; il était serein.

     Le croupier frappa sur la table pour la dernière fois du tour avant de dévoiler la dernière carte.

     Pour Tim Brady, le temps sembla ralentir sa course... comme si toutes les personnes et les choses qui l'entouraient se mouvaient dans une autre dimension, plus lente et mécanique. Chacun des gestes de l'employé se découpait devant lui comme dans un plan de cinéma tournant au ralenti. Et chaque scène semblait mettre en lumière la découverte de cette dernière carte. Lorsqu'elle fut enfin posée sur le tableau... Tim vit alors comme si ils étaient en relief les cinq cœurs qui composaient sa main.

     A cet instant, il était le seul à savoir qu'il avait touché une couleur et le temps suspendit sa course.

 

***

 

     Soudain, il fut pris d'un haut le cœur. Cette fois, le temps s'était accéléré d'un coup. Tout, autour de lui, sembla aller beaucoup plus vite. Le gens qui l'entouraient parlaient mais lui n'entendait que des sons aigus et indistincts, comme dans un film passant en accéléré. Même leurs visages étaient flous tellement tout allait vite !

     Puis, le fil du temps reprit son cours.

     Cela n'avait duré que quelques secondes à peine, mais Tim se sentait patraque, comme s'il s'était enfilé une bouteille de whisky, l'estomac vide.

     Que s'était-il passé ?

     Il était toujours à la table de jeu. Sur le tableau, quatre cœurs et posées, à côté, faces ouvertes, sa main, une paire d'As dont un de cœur ; et celle de son adversaire : une paire de Dames servie. Quelque chose ne collait pas. Vito avait Roi-Dame en main, il avait touché sa paire de Rois au flop. Tim leva les yeux et fut complètement paniqué. Il se dressa maladroitement, manquant de faire tomber sa chaise. La tête lui tournait. Il connaissait bien certaines de ces personnes mais ce n'étaient pas celles avec qui il était en train de jouer l'instant d'avant. Il n'avait pas vu la plupart d'entre eux depuis des années et surtout, l'homme qui se trouvait en face à face contre lui, cet homme il le connaissait même très bien, mais il ne pouvait se trouver là, c'était impossible !

  

 

2.

 

     « Tu sais ce qu'on dit : malheureux au jeu, heureux en amour... Dommage que dans ton cas les deux soient liés ! »

 

     Le sarcasme n'était pas un simple pic lancé dans le but de déstabiliser Tim, il faisait allusion au pari que ce dernier venait de perdre sur une seule main. Car si la Dame de cœur lui avait permis de toucher sa couleur, elle avait surtout offert à son adversaire la main gagnante : un full aux Dames par les huit.

     Mais Tim n'était pas en mesure de comprendre l'importance de l'enjeu. Déboussolé, nauséeux, se sentant tout à coup étrangement faible, la table lui sembla se dérober sous ses mains et il s'écroula sur le sol.

     Certains des participants se dressèrent, soucieux ou simplement surpris.

     « Qu'est-ce qu'il lui arrive ?... » « Vite quelqu'un, qu'on lui apporte un verre d'eau ! »

     L'homme qui se tenait l'instant d'avant face à Tim, lui, sembla moins inquiet que contrarié.

     « Il a rien, il fait son cinéma pour qu'on rejoue le coup ! Tu pourrais au moins te montrer beau joueur ptit' frère ! Je le couvre, n'est-ce pas ? dit-il à l'attention du croupier qui prit une seconde ou deux pour revenir à ses affaires.

̶        Heu... Oui, monsieur, vous le couvrez.

̶        Tu as perdu, frérot ! Inutile de jouer la comédie. »

     Entre temps, une jeune femme s'était approchée des participants, un verre à la main. Mais alors que l'eau coulait le long de sa bouche, Tim n'eut aucune réaction.

     « Il est inconscient, il ne risque pas de vous répondre !... aboya-t-elle. Monsieur ?... Monsieur ? répéta-t-elle en lui tapotant la joue. » Mais le visage de Tim resta figé comme un mannequin sans vie. Les gestes de la jeune femme, se firent soudain plus vifs. Elle porta la main au cou de Tim et appuya de ses doigts au niveau de la carotide. Elle sentit la vie affluer dans ses veines. Rassurée, elle demanda sèchement aux joueurs de s'écarter et fit signe à l'homme qui se tenait à deux pas derrière elle de l'aider. Grand, carré, la peau très blanche et les cheveux en brosse coupés très courts, le chef de la sécurité connaissait bien la jeune femme et s'empressa de lui porter assistance. Il attrapa la main de Tim qu'il accrocha à son épaule droite et le souleva de son bras libre par la taille. Elle, l'aida comme elle put en prenant l'autre bras et en passant sa main derrière le dos de Tim. Ils traversèrent ainsi les dédales de l'établissement en direction de l'issue de secours, comme deux amis soutenant un troisième qui aurait passé une soirée un peu trop alcoolisée.

     « On devrait peut-être quand même prévenir le boss, tu crois pas ? » La jeune femme aidait son collègue à faire rentrer l'homme inconscient dans sa voiture. Durant leur cheminement tout au long des couloirs, Tim avait réouvert les yeux et même la bouche à plusieurs reprises, ce qui les avait rassurés sur son état.

     « Le patron n'a pas besoin de savoir. Occupe toi de lui, je m'occuperai du reste ! trancha le colosse.

̶        Pour ça, tu peux me faire confiance ! Lança-t-elle, un sourire malicieux dans la voix.

̶        Tu l'emmènes à l'hôpital ?

̶        Non, il a déjà l'air d'aller mieux. Beaucoup mieux même d'après les quelques noms d'oiseaux qu'il a réussi à nous a balancer en quelques minutes ! Je vais le ramener chez lui. Merci encore pour ton aide Dim. Et à lundi !

̶        Fais gaffe à toi quand même !

̶        T'inquiète ! conclut-elle en lançant un petit clin d'œil à son collègue. »

 

***

 

     « Aaaahhh !... Qu'est-ce que je tiens ! »

 

     Lorsque Tim Brady reprit conscience, il éprouva quelques difficultés à recouvrer ses esprits. Il était emmitouflé dans des couvertures et allongé dans un lit dont il n'était pas certain qu'il fut le sien. Ce n'était pas la première fois qu'il ressentait cette impression bizarre au réveil : à l'époque où il était encore dans le circuit, il parcourait le monde dans le but de participer à l'ensemble des tournois majeurs du poker professionnel, et de villa de luxe en hôtel cinq étoiles, il ne se souvenait pas toujours dans quelle chambre il s'était couché la veille. A bien y réfléchir, cela lui était même arrivé très souvent en d'autres circonstances ; des circonstances, dirons-nous, plus... légères. Après tout, rien de mal à ça ! Bel homme, célibataire endurci et oiseau de nuit, Tim appréciait la bonne chair et couchait donc très rarement dans son lit. Pourtant, cette fois, c'était différent. Son problème du moment ressemblait davantage à une bonne vieille cuite qui aurait laissé derrière elle un terrible mal de crâne et un trou béant dans son cerveau ; expérience qu'il avait connue également une fois ou deux à la belle époque... et que trop ces dernières années.

     Tout en rassemblant ses idées, il tenta de se remémorer la soirée...

 

     Les dix mille dollars qu'il lui restait.... Une dernière carte à jouer... Il pouvait le faire, non, il DEVAIT le faire !... Oui, ça commençait à lui revenir mais que s'était-il passé ensuite ?

 

     L'endroit était plongé dans la pénombre, pourtant Tim ne s'y sentait pas trop mal. C'était comme s'il ressentait l'atmosphère de la pièce, une atmosphère calme, rassurante, familière. Il chercha machinalement l'interrupteur de la lampe de chevet. En vain. Une lampe s'alluma pourtant. Il fronça les paupières et alors qu'il rouvrait délicatement les yeux, une voix de femme lui souhaita le bonjour.

     « Eh bé ! Je sais pas ce que vous prenez, mais faut arrêter ! »

     La lumière était douce mais suffisante pour qu'il y vît de nouveau. Comme il l'avait pressenti, il était bien chez lui. Et cette voix, elle aussi lui était familière. La jeune femme apparut dans la lumière, un plateau déjeuner entre les mains. Elle s'assit sur le bord du lit et tendit à Tim un verre de jus d'orange. Il fit une grimace en avalant une gorgée du liquide doux amer, secoua la tête et se détourna du verre en le rendant à la jeune femme qui comprit que les jus de fruits ne faisaient pas vraiment partie de son régime quotidien.

     « Prenez le café au moins, ça vous fera du bien. »

     Tim attrapa la tasse chaude et se lança dans une première tentative de dialogue :

     « Tu te prends pour ma bonne ou quoi ?

̶        Pardon ?... Mais c'est quoi cette façon de parler ?! Je me casse le cul pour vous, vous récupère presqu'à la petite cuiller, me débrouille pour vous ramener chez vous et c'est comme ça que vous me remerciez ?! »

     Fixant la jeune femme avec perplexité, Tim se demandait s'il n'avait pas encore perdu quelques cases durant la nuit :

     « Attends, tu te fous de moi là ?

̶        Bon, ça commence à bien faire ! Puisque c'est comme ça, je me tire ! »

     Elle prit au vol son sac posé sur le fauteuil et joignit le geste à la parole. « Mais attends, qu'est-ce que tu fais ?! » Tim sauta du lit et s'aperçut alors qu'il était nu comme un ver. Il manqua de se prendre les pieds dans les draps en tentant de les enrouler autour de la taille, hurla en se cognant l'orteil dans le mur du bar, et maugréa de douleur tout au long du couloir mais finit par rattraper la jeune femme sur le palier de la porte.

     « Attends ! Écoute, ça va pas. Ça va même pas du tout ! Reste quelques minutes, il faut que tu m'aides à y voir un peu plus clair. » Elle sembla hésiter. « S'il te plaît... » insista-t-il en invoquant tout ce qu'il pouvait de son charme naturel après un réveil comme celui-ci. Il lui sourit. Elle fronça les sourcils et d'un pas déterminé passa devant lui, franchit la porte, traversa le couloir et se posta au milieu du studio. Lorsqu'il la rejoignit, elle l'attendait, les poings posés sur les hanches.

     « Oui ? s'enquit Tim. 

̶        J'attends !

̶        Tu attends ?...

̶        Oui, j'attends.

̶        Et tu attends quoi, je peux savoir ? »

Mais elle ne répondit mot et continua de le fixer l'air sévère et les lèvres boudeuses.

« OK, je n'ai pas été très cool... et...

̶        Et ?...

̶        Oui, oui, c'est bon, j'y viens ! Je suis désolé. Ça va comme ça ?

̶        Et ça vous écorcherait la gueule de dire "merci" ?!

̶        "Merci" ?... Heu... oui, pardon, merci de m'avoir ramené et... Mais attends une seconde... Tu peux me dire pourquoi tu me vouvoies à la fin !

̶        Eh bien, je sais pas... Peut-être parce que vous êtes un client du bar où je bosse. Un habitué qui ne m'a jamais adressé la parole jusqu'ici que pour me commander à boire... »

     Mais Tim n'entendit pas la fin de la phrase. Son regard vagabondait dans la pièce tout autour de lui : les murs de son petit appartement, les couleurs, la lumière, les fragrances ; tout était d'un autre ton. Les toiles de maître, les quelques œuvres d'art ornant ça et là les recoins du studio, le home cinéma et la chaîne hifi high tech, cela faisait bien longtemps qu'ils ne faisaient plus partie de son quotidien.

     « Eh ! Vous le dites si ça vous intéresse pas ce que je raconte ! Je vous signale que c'est vous qui avez posé la question ! Et une question plutôt bizarre d'ailleurs ! 

̶        Y'a quelque chose qui ne va pas...

̶        Oui, ça c'est sûr ! Vous n'avez vraiment pas l'air d'aller très bien !

̶        Non, c'est pas ça... Cet appartement... ce n'est pas le mien...

̶        Comment ça ? répondit la jeune femme en prenant le portefeuille de Tim qu'elle avait laissé sur le comptoir. » Elle lut l'adresse mentionnée sur sa carte d'identité. « C'est bien votre adresse ?... » Tim acquiesça. « Ce sont bien vos clés ?... ajouta-t-elle en montrant le trousseau posé dans le cendrier. » Cette fois, Tim ne réagit pas. « Bon, j'en déduis donc qu'on on est bien chez vous !

̶        Je sais pas... Rien n'est à sa place ici. Et toi... tu dis qu'on ne s'est jamais parlés ?

̶        Vous savez quoi, vous êtes fatigué. Vous devriez vous reposer, ça ira mieux demain. »

     Pendant quelques instants qui parurent s'étirer dans le temps, Tim observa attentivement la jeune femme sans mot dire.

     « OK... dit-il en levant un index accusateur en direction de la jeune femme. » Mais aucun autre son ne sortit de sa bouche. Il remonta le drap, toujours enroulé autour de sa taille et trottina jusqu'à la penderie pour enfiler un pantalon de jogging. Il se dirigea ensuite vers le bar où il fut soulagé de trouver une bouteille de son whisky préféré. Il attrapa deux verres et revint dans le petit salon où il s'installa dans l'un des fauteuils. Il remplit les deux verres à moitié et en tendit un à la jeune femme qui jusqu'ici l'avait suivi du regard, dubitative.

     « Je ne bois pas ! trancha-t-elle, l'air méfiant.

̶        Je sais. Mais si tu n'es pas en train de me monter un bateau, il n'y aura pas meilleur moment pour t'y mettre que maintenant car, crois moi, tu vas en avoir besoin. Assieds-toi ! dit-il fermement. Elle s'exécuta. Il avala une rasade du liquide couleur d'ambre, fixa la jeune femme encore quelques secondes et se lança : Tes amis t'appellent Vicky mais en réalité tu te prénommes Victoria. C'est ton père qui a choisi ce prénom en souvenir de ta grand-mère, sa mère que tu n'as jamais connue, décédée d'un cancer alors que ton père était encore enfant... » Au fur et à mesure du récit, les yeux de la jeune femme se noyaient peu à peu dans un chagrin issu d'un lointain passé. Mais Tim continua sans s'arrêter : « ... Souffrant d'une éducation bourgeoise, stricte et sans aucune communication, tu as quitté la maison le jour de tes dix-huit ans et tu n'y as plus jamais remis les pieds. Tu as vécu de petit boulot en petit boulot jusqu'à ce que tu atterrisses un jour chez Big B. où tu as réussi à te faire une place au fil des années. Aujourd'hui tu es à la tête d'une équipe de dix personnes et tu gères le bar et les clients mieux que personne ! Tu as un don pour ça. Mais dans ta vie perso, c'est pas la même affaire. Mis à part moi, tu n'as pas vraiment d'amis réguliers. Tu n'as jamais réussi à garder aucune de tes relations et depuis que je te connais ton histoire la plus longue n'a pas duré plus de trois mois. T'as beau le nier, ton problème, c'est que tu n'as jamais vraiment réussi à oublier ton premier amour avec qui tu croyais vivre une grande histoire jusqu'à ce que tu ouvres enfin les yeux et admettes qu'il te trompait depuis le premier jour... »

     Victoria Sheridan était de ces personnes qui "s'étaient faites toutes seules". Elle s'était endurcie avec les années, au fil des épreuves et du temps et faisait en sorte, consciemment ou non de n'avoir aucune attache. Elle ne voulait devoir son bonheur qu'à elle-même et surtout pas à un homme. Elle était devenue une femme de caractère forte et indépendante qui savait moins ce qu'elle voulait que ce qu'elle ne voulait surtout plus. Elle était plutôt solitaire et se confiait peu, il n'y avait d'ailleurs personne à qui elle aurait accordé suffisamment de confiance pour le faire. Et pourtant en quelques minutes, un presque-inconnu venait de résumer sa vie, de la décrire mieux qu'elle l'aurait fait elle-même.

     D'un geste vif, elle s'essuya les yeux de son avant bras, se saisit du verre posé sur la petite table et l'avala d'un trait avant de le reposer.

     « Je dois continuer ? demanda Tim d'un ton plus caustique qu'il ne l'aurait souhaité.

̶        Comment savez-vous tout ça ?

̶        Parce que ce n'est pas la première fois que nous nous parlons toi et moi ! »