28 Aug

Le treizième homme (2éme partie)

Publié par lechanoir.over-blog.net  - Catégories :  #Nouvelles accessibles en intégralité

III

 

JOUR 2

 

Deuxième jour de délibéré

 

 

Matin.

 

Il s’était évanoui et avait eu une absence...

Cela s’était reproduit, encore ! Il avait eut une perte de connaissance pendant laquelle son esprit avait revécu les dernières secondes du procès. Ca devait forcément être ça puisqu’il s’était retrouvé dans le box des jurés alors qu’il était enfermé l’instant d’avant avec onze autres personnes, entre les quatre murs de la salle des délibérés.

Et maintenant qu’il réouvrait les yeux, ils étaient tous là, fidèles à leur poste, discutant tranquillement de la pluie et du beau temps. C’était comme s’il ne s’était rien passé. Mieux, c’était comme si cette altercation avec Doherty n’avait jamais eu lieu, comme si John ne s’était jamais évanoui. Pourtant il avait bien replongé dans cet état qu’il connaissait si bien, sorte de semi-conscience pendant laquelle il revivait les événements passés : cette fois il avait revu cet homme disparaître dans les couloirs du palais de justice, et puis comme toujours, lui était revenu. Mais si personne ne s’était rendu compte de son absence, c’était peut-être que rien de tout ça n’était vraiment arrivé, que la rixe elle-même faisait partie du « voyage ». Mais alors, dans ces conditions, depuis quand rêvait-il… et lesquels de ses souvenirs étaient-ils vraiment réels ?

Cynthia se tenait toujours en bout de table, Rick Sterman ne s’était pas encore défait de son sourire benêt… Aucun des onze jurés ne semblait avoir bougé. Pourtant, deux détails ne collaient pas ! Il n’aurait pu le jurer pour tous mais Walsh, lui, il en était certain, ne portait pas ce sweat dans la bagarre ! Il le revoyait clairement avec son tee-shirt à manches courtes qui lui collait à la peau, mettant en valeur ses biceps surdéveloppés. De même, il aurait juré que Ricky n’avait pas une chemise sous son nœud pap mais bien un pull-over en laine… Et au fur et à mesure, d’autres éléments lui revenaient : Cynthia : sa jupe n’était pas de la même couleur, la cravate de Shepard était noire et non blanche… Et tous ces éléments mis bout à bout ne pouvaient signifier qu’une chose : soit, toute cette histoire faisait bien partie de son imaginaire comme il commençait à le croire, soit, les membres du jury s’étaient changés… car toute une nuit s’était écoulée depuis sa dernière « absence ».

Mais en dehors des vêtements des jurés, le détail qui le troublait le plus concernait leur position autour de la table. Puisque chacun avait conservé sa place, pourquoi lui n’était-il plus à la sienne ?

 Lorsqu’il s’était éveillé pour la première fois entre ces murs, il était flanqué du vieil homme, Marty et de Doherty, or il se trouvait maintenant à la place de ce dernier… Mais lui, où était-il ? John regarda tout autour de lui… Doherty manquait à l’appel. Tous étaient là, sauf lui ! Et pourtant aucun siège n’était vacant. Il reconnaissait chaque visage, il avait eu l’occasion d’observer chacun d’entre eux dans les yeux et ils étaient tous à leur place... Sauf… Non, il y avait bien une personne qu’il n’avait jamais vue : cet homme avec les lunettes, assis juste à côté sur sa gauche, précisément à la place que John occupait la veille. Qui était-il ?

Son voisin de droite l’interrompit dans ses réflexions :

-         Bon, messieurs, alors où en étions nous ? demanda Cody Walsh.

-         Oula, alors là !… répondit Shepard.

-         Apparemment nous ne sommes pas parvenus à éclaircir l’affaire aux yeux de madame. Peut-être pourriez-vous nous ré-expliquer ce qui vous pose problème ? proposa Rob Williams, le nouveau voisin de John.

-         Oui, ce n’est pas une mauvaise idée. Gloria, vous voulez bien ? reprit Walsh.

-         Il n’y a rien qui me pose problème, comme vous dites ! C’est juste que je vois pas pourquoi il aurait fait ça, c’est tout !

-         Ca y est, elle est repartie la baleine !

-         Eh oooooh ! Douuuucement là ! intervint Jorge Reyes, lourdement calé dans le siège juste à côté de celui de Gloria. Touché dans son orgueil, sous l’effet de la colère, le ton du jeune homme atteignait des sommets à chaque milieu de phrase. T’as quelque chose contre les personnes en forme ?!

En forme ? En forme de quoi ? D’hippopotame ? répondit T.J, riant bêtement, ostensiblement fier de lui.

-         Ca suffit maintenant ! Si nous laissions Gloria s’expliquer, trancha Cynthia. Gloria, s’il vous plaît…

Gloria ne quittait pas le jeune homme des yeux, faisant certainement de son mieux pour se contenir, elle mit un certain temps avant de reprendre :

-         Je dis juste qu’il avait aucune raison de faire ça ! Cet homme est avocat, il gagne bien sa vie, il a une femme, trois enfants, une bonne situation. Qu’est-ce qu’il est allé faire dans cette cité ? C’est quand même bien loin de chez lui ! – Oui, et pas vraiment le genre d’endroit qu’il doit souvent fréquenter, ajouta Cynthia – Ca c’est sûr ! Et puis, pourquoi il serait allé tuer ce gosse ? Je le redis : y’avait pas de raison !

-         Il est avocat… Peut-être qu’il avait un compte à régler avec un de ses clients… lança Shepard.

-         En tous cas, dit Tom Sanders, c’est bien son arme qui a été identifiée comme l’arme du crime.

Sanders était un homme que l’on aurait pu qualifier comme étant dans la moyenne, somme toute banal. Les cheveux châtain, ni très grand, ni vraiment petit, légèrement enveloppé, le visage rond, les yeux marron clairs, il parlait peu et toujours avec correction.

-         Ah oui, mais cela ne prouve rien, objecta Rick Sterman de sa petite voix fluette, puisqu’il dit lui-même que quelqu’un la lui a volée quelques jours avant qu’il soit arrêté !

-         Ah, ouais, c’est clair, on lui a piqué son flingue juste avant que le blackos se fasse dézinguer ! Vous voyez bien, ça peut pas être lui !…

-         Toujours est-il qu’il y a bien un rapport de police qui atteste de sa version. ajouta Sanders à l’attention de T.J.

-         Eh mec, t’es blanc ou t’es noir toi ?!… Qu’est-ce tu crois ? T’as envie de zigouiller un mec mais tu trouves pas de calibre bien limé, ben tu vas voir les keufs avant de zigouiller le gars et tu dis qu’on t’a tiré ton flingue, tu vois c’est pas dur !

-         C’est vrai, ce n’est pas un super argument, même T.J le dit ! conclut Shepard.

T.J le défia du regard.

-         Peut-être, sauf que ce n’est pas à la défense de trouver les arguments.

Tout le monde se tourna vers Doherty qui, contrairement à son habitude, n’avait pas encore dit un mot depuis l’ouverture de la séance.

-         Ca veut dire quoi ça, man ?

-         Ca veut dire que la charge de la preuve incombe à l’accusation et non à la défense.

-         Mais comment qu’il nous cause le Jimy là ?! Tu t’es fait « baveux » pendant la nuit, Doherty ?

-         Comment vous m’avez appelé ?

-         Attends, mais qu’est-ce qu’il nous fait là ? Eh ho ? T’es tombé sur la tête dans ton sommeil ou quoi ?

Tous les yeux étaient rivés sur lui. John ne comprenait pas. Il parcourut la tablée du regard jusqu’à ce que celui-ci se pose sur l’homme assis à sa gauche… Mais son esprit ne put admettre ce qu’il vit… Tout ça avait pourtant l’air bien réel pourtant l’image que lui renvoyait dans les verres, les lunettes de Robert Williams, n’était pas la sienne… et bien que le reflet était trouble, il crut reconnaître le visage de cet autre, le visage de...

-         Monsieur Doherty, qu’est-ce qui ne va pas ? demanda  Walsh. Vous voulez que je fasse venir quelqu’un ?

-         S’il vous plaît, pouvez-vous juste me dire quel jour nous sommes ?

-         Jeudi, pourquoi ?

-         Et le procès, quand s’est-il achevé ?

-         Mercredi, c’est notre deuxième jour enfermé ici….

-         Quelle date exactement ?

-         Le douze, le douze mars !... Vous avez un problème, Doherty ? Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on appelle quelqu’un ?

-         Attendez, mais tout à l’heure… Hier, si vous préférez, hier, Doher… John se reprit : nous… étions sur le point de nous désister, on disait qu’à cause de Gloria, on en avait eu pour deux jours de plus… !

-         Hier ? Mais non, c’est vrai que Gloria ne parvenait à se prononcer mais c’était HIER, lors de notre première séance. On n’allait tout de même pas se désister à peine sorti du tribunal pour délibérer, juste parce que l’un de nous avait besoin de précisions. On tente de les lui apporter c’est tout ! expliqua Cody Walsh.

-         Mais, et Doher… De nouveau John rectifia, personne n’en est venu aux mains ?

-         Wouaou, le mec, a pété les plombs ! lança T.J.

-         Bien sûr que non.

-         Pardon, bien sûr... Ce n’est pas ce que je voulais dire… John se souvint des mots que Doherty avait prononcés à son attention : « …ça fait trois jours que nous délibérons ; et jusqu’à aujourd’hui, vous aviez même l’air plutôt sûr de vous ! Et voilà que vous vous mettez à douter ?… »  En se tournant, il s’adressa à l’homme qui occupait aujourd’hui la place à laquelle il se tenait la veille : « Excusez-moi monsieur, mais vous, vous êtes sûr de vous, n’est-ce pas ? Vous êtes convaincu que l’accusé a tué cet homme ?

-         Oui, bien sûr, j’en suis intimement convaincu.

-         Vous voulez bien me rappeler votre nom je vous prie ?

-         Williams, Robert Williams, répondit l’homme, l’air surpris.

-         Monsieur Williams, vous savez, n’est-ce pas, que c’est à l’accusation d’apporter la preuve de la culpabilité et non l’inverse ?

-         Je sais que toute personne est innocente jusqu’à preuve du contraire.

-         Tout à fait. John était troublé mais tentait, tout en questionnant Williams, de remettre les pièces du puzzle dans le bon ordre. Et pouvez-vous me dire dans cette affaire quelles sont les preuves dont dispose la partie civile ?

-         Attendez, mais hier vous étiez tout aussi convaincu que moi alors pourquoi me poser cette question maintenant ?

-         S’il vous plaît monsieur.

-         Eh bien, il y a le revolver retrouvé sur les lieux, identifié comme étant l’arme du crime et appartenant à l’accusé… répondit Williams en essuyant ses lunettes.

-         Ensuite ?

-         Le groupe de jeunes qui traînait dans la rue et qui l’ont vu pénétrer dans l’immeuble…

Cynthia le coupa :

-         Attendez, nous en avons déjà discuté, comme par hasard ces gosses ont tous exactement la même version ! S’ils ont vu un blanc dans les environs, c’est tout ce qu’ils ont vu !… Sauf qu’ils savent bien que dans la soirée un jeune noir du quartier s’est fait tuer, alors puisqu’il y avait un blanc dans le coin ce soir là, c’est forcément lui ! Et puis, même, il n’avait rien à faire chez eux ! « Alors ça leur apprendra à tous ces blancs à venir traîner chez nous ! »

-         Qu’est-ce tu dis toi ? Tu crois que parce que je suis black, je veux forcément la peau de tous blancs ou quoi ?!

-         Quelle heure était-il ? demanda John.

Les habitudes revenant vite, l’homme de loi avait rapidement supplanté le juré.

-         23h35.

-         Comment ont-ils pu le reconnaître ? A cette époque de l’année, la nuit est déjà bien tombée à cette heure-ci, non ? De plus, si j’ai l’intention de commettre un meurtre dans un quartier noir, je vais tout de même me cacher un minimum, non ? Surtout si je suis blanc !… Comment était-il habillé ?

-         Costume noir, veste et pardessus, répondit Walsh en consultant ses notes.

-         Donc, l’idée c’est quoi ? Je suis l’accusé… Comment s’appelle-t-il déjà ?…

-         John, John Gilmore.

Pendant quelques longues secondes, la salle baigna dans un silence de mort. De nouveau, ce fut Walsh qui y mit fin :

-         Doherty ?… Jim, Jim, ça va ? 

Mais Doherty ne pouvait répondre…

John ne bougeait plus. Comme catatonique, les yeux dans le vide, le regard vague, il revoyait défiler dans son esprit le film de ses dernières vingt-quatre heures : l’altercation avec Doherty, son « éveil » dans la salle de délibéré, et le box des jurés où il l’avait vu :… « John Gilmore »… Il entendait résonner en lui les paroles de Cynthia : « Vous savez, vous pouvez rester ici autant de temps que vous le voulez, vous ne saurez toujours pas si c’est lui ou non ! »… Et la réponse de Walsh à sa dernière question : « Comment s’appelle-t-il déjà ?… John Gilmore… John Gilmore… »

 

-         Gardien ! Gardien, appelez le greffier nous avons besoin de faire une pause, l’un des jurés ne sent pas bien.

 

Après-midi.

 

Voile noir.

Encore l’une de ses absences ?

Il ouvrit les yeux pour s’assurer qu’il ne dormait pas, comme si le simple fait de faire disparaître cette nuit noire répondrait à la question. Comme si le fait d’avoir conscience des choses, de se situer dans un environnement, de discerner les visages, les couleurs, de reconnaître les personnes, d’observer les aiguilles d’une montre et d’avoir conscience du temps, répondrait à toutes ses questions. Jusqu’à aujourd’hui il l’avait cru. Pourtant, tout dans le déroulement de ces dernières heures le faisait désormais douter !

Il était habitué à ces absences, il vivait avec depuis des mois maintenant, presque un an... et en y réfléchissant bien, il se demandait même si cela ne faisait pas un an, jour pour jour ! Il s’en souvenait comme si c’était hier : son premier malaise s’était en effet produit ici même dans l’enceinte du palais, juste après le jugement rendu dans sa dernière grande affaire. Depuis, de nombreux autres avaient suivi.

Au fil du temps, il s’était fait à ce sentiment étrange de ne pas être à sa place ; à cette désorientation qu’il éprouvait après chaque absence ; au fait de s’éveiller dans des lieux qu’il ne connaissait pas ou de se réveiller dans un autre lit que celui dans lequel il s’était couché la veille. Mais malgré leur répétition, et leur durée toujours plus longue, jamais jusque-là, ses pertes de conscience l’avaient empêché de discerner le vrai du faux.

John se trouvait dans une petite salle dans le genre salon de thé, allongé sur un canapé. Il se souvenait très bien avoir été accompagné dans cette aile du palais de justice par quelques-uns des jurés qui s’étaient ensuite assis au comptoir afin de le laisser se reposer. Mais tous n’avaient pas suivi le mouvement : Cynthia ne l’avait pas quitté du regard depuis qu’on l’avait installé dans le sofa. Penchée au-dessus de Doherty, elle l’observait, ses yeux de biche battant des cils à chacun de ses soupirs.

-         Ca va mieux Jim ?

-         Heuuu… Je crois…

-         Vous savez, on s’est beaucoup inquiétés pour vous… Vous êtes encore très pâle, vous devriez peut-être vous reposer encore un peu. Vous voulez pas que je vous raccompagne dans votre chambre ?

Il était bien conscient.

Du-moins c’est l’information que son cerveau tentait de lui faire parvenir. Mais si tout cela était bien réel et si ces mains, ce corps et le reflet que lui renvoyait le miroir étaient bien les siens, cela signifiait une chose impossible à croire : il était aujourd’hui Jim Doherty et il s’était probablement réveillé la veille – officiellement, et pour tous sauf lui, le lendemain d’aujourd’hui – en tant que Robert Williams, jurés délibérant dans une affaire de meurtre dont l’accusé… John Gilmore, n’était autre que lui-même…

Mais c’était impossible ! C’était impossible au-delà de toutes ces invraisemblances, car jamais il n’aurait été capable de commettre un meurtre !… Et pourquoi ? Pourquoi aurait-il fait ça ?! Cela ne lui ressemblait pas ! Ce n’était pas lui ! « Ce n’était pas lui ! » Il s’entendait penser à haute voix et non sans une certaine ironie, s’étonna d’entretenir avec lui-même une telle conversation ! Mais après tout, pourquoi pas, puisque tant qu’il conserverait l’apparence d’un autre, John ne serait plus jamais vraiment seul ! Combien de temps encore ?… Combien de temps lui restait-il jusqu’à son prochain malaise ? Et puisqu’il s’était déjà retrouvé après ses deux dernières absences, dans la peau, tour à tour, de deux inconnus, cela pouvait très bien continuer ainsi, alors combien de temps encore devrait-il vivre dans le corps d’un autre ? « Jamais deux sans trois, mon petit John ! Et jamais deux sans toi… »  Et si tout cela n’avait pas de fin ?… Mais pourquoi ?… Comment ?… Il ne pouvait s’empêcher de se poser ces questions, même si, étant donnée l’invraisemblance de la situation, celles-ci ne pouvaient trouver de réponse rationnelle. C’était son côté cartésien, John faisait partie de ces personnes qui pensent qu’il y a forcément une raison et un but à toute chose. Et il fallait absolument qu’il y croie car il savait bien qu’il ne pourrait vivre ainsi indéfiniment, errant d’un corps à un autre, sans avoir la moindre idée du pourquoi ou du comment ! Non, vivre ainsi lui était impossible !…

Mais si justement, la justification de tout ça était sa survie : la survie de John Gilmore…

John était avocat, il avait bien une femme, trois enfants, deux petites filles et un garçon de seize ans, tout collait parfaitement avec la vie de l’accusé. Cela ne pouvait être une coïncidence. Comme il regrettait de ne pas avoir fait plus attention à lui quand on l’avait emmené menotté dans les couloirs du palais de justice.

Oui, John devait absolument comprendre ce qui se passait si tant est que cela fut possible, mais surtout il devait en apprendre plus sur l’affaire, et tout faire pour éviter sa condamnation. Or, quelle meilleure position pour ce faire qu’en tant que membre du jury dans son propre procès...

            Tout au long de sa réflexion Cynthia n’avait eu de cesse, entre deux avances à peine voilées, de lui faire les yeux doux.

-         Vous savez, c’est bizarre mais en réalité vous n’êtes pas du tout mon type d’homme, pourtant il y a quelque chose chez vous qui me fascine vraiment ! Vous avez un de ces regards… Je n’avais pas remarqué jusqu’à aujourd’hui à quel point vous étiez si… fort, si charismatique. Oui, vraiment, vous êtes vraiment un bel homme vous savez !? Jim, il faut absolument que je vous le dise…

Pour vous, ce sera où vous voudrez, quand vous voudrez !

 

***

 

Après un copieux déjeuner, les douze jurés avaient regagné la petite salle et les débats étaient sur le point de reprendre.

-         Bon, puisque tout le monde est là et que Jim semble avoir retrouvé ses esprits, peut-être pourrions-nous continuer. Jim, vous aviez l’air sceptique ce matin alors que jusqu’à aujourd’hui votre position était des plus tranchées ! Si vous nous disiez ce qui pour vous ne colle pas ? demanda Walsh.

-         Tout ! Quel lien peut-il y avoir entre ce jeune noir des cités et cet avocat, père de famille irréprochable sous tout rapport ? Si on le juge coupable de ce qui lui est reproché, il faut bien trouver un lien. L’accusation en a-t-elle trouvé un ?

-         Bien oui, le jeune qui est mort aurait appartenu au gang que l’avocat a fait arrêter quelques années plus tôt. Selon le procureur, les chefs, toujours en détention avaient proféré des menaces à son encontre. Peut-être en a-t-il eu assez de vivre dans ce sentiment d’incertitude et qu’il a décidé de prendre les devants… lança Shépard.

-         Ca ne tient pas la route, voyons ! L’affaire en question remonte à dix ans en arrière ! Quant aux preuves dont Rob nous parlait ce matin, il ne s’agit que de preuves indirectes ! N’importe qui aurait réellement pu voler cette arme et commettre le meurtre avec. De plus personne ne l’a vraiment reconnu. Il faisait noir, c’était en pleine nuit, et il est dit dans le rapport qu’il serait rentré par la porte de derrière. A quel moment les gosses auraient pu vraiment l’identifier ? Et surtout, posez-vous une question ! Qu’est-ce qui pourrait vous pousser, vous, à commettre un meurtre de sang froid ?

 

(…)

 

Coups de marteau…

 

Le lendemain…

 

 

Incise

 

Les coups de marteau furent les premiers sons qu’il entendit. Il était installé dans une sorte de compartiment accueillant sur deux rangées, une douzaine de personnes assis comme lui sur un banc capitonné et donnant sur une grande salle noire de monde. Mais il n’eut pas le temps de s’y attarder car les onze hommes et femmes assis autour de lui se levèrent, hésitants, comme s’ils cherchaient leur chemin ou la bonne tenue à adopter.

« Ca y est, c’est reparti ! Je suis revenu dans le box des jurés. Mais est-ce un rêve cette fois ou la réalité ? Lorsque j’ai vécu cette scène pour la première fois, je me suis retrouvé immédiatement après transporté trois jours plus tard dans le temps. Et depuis, c’est comme si je vivais chaque jour en sens inverse. Peut-être pourrais-je enfin participer à cette première séance de délibérés et influer sur les débats…les diriger même… Voilà, c’est ça ! Il faut absolument que je m’impose président de ce jury ! Et avec un peu de chance le temps reprendra son cours normal et peut-être alors pourrais-je  conserver ce rôle jusqu’au vote final… Qui sait ?…»

John se recroquevilla du mieux qu’il put afin de ne pas obstruer le passage. Certains le dévisagèrent en manquant de lui marcher sur les pieds et d’autres, au contraire, ne lui prêtèrent pas la moindre attention. Mais tous, à un moment ou à un autre, pour seulement un court instant ou quelques longues secondes, se tournèrent vers l’une des deux tables situées en face du grand bureau qui dominait toute l’assemblée. Chacun d’entre eux laissa son regard se poser sur cet homme, de l’autre côté de la salle. John jeta un coup d’œil à gauche et à droite, il était le seul encore vissé sur sa chaise. Une jeune femme qui suivait le cortège marqua une pause juste devant lui : « Vous comptez rester là ?… » dit-elle en souriant.

-         Quoi ?…

-         Vous savez, on aura beau l’observer toute la journée, on ne saura toujours pas s’il est coupable ou non ! Mais, vous savez quoi ? Entre vous et moi, je suis sûr qu’il n’a rien fait !

John regarda à son tour l’homme que l’on emmenait menotté jusqu’aux cellules du tribunal. Il aurait voulu voir son visage... juste pour être sûr… Pourtant, jusqu’ici il n’avait prêté aucune attention à l’accusé, pas plus qu’il n’en avait accordé d’ailleurs à la dizaine de personnes qui avaient défilé devant lui durant les quelques minutes qui s’étaient écoulées. Il savait bien à quel point il était difficile de jauger de la culpabilité ou de l’innocence d’un homme et plus encore au sein d’un tribunal avec ses codes, ses avocats, ses jurés, son juge et son auditoire. Mais aujourd’hui, il savait.

-         C’est pas vrai ! Mais vous n’avez pas encore compris à la fin ?!

La jeune femme le dévisagea, l’air surpris :

-         Pardon ?

John se ressaisit mais ne put s’empêcher de rajouter : « Mais c’est pas vrai, jusqu’à quand ça va continuer tout ça !? »

Il n’avait pas la réponse à cette question mais il savait ce qu’il avait à faire !

-         Eh bien, ma foi, jusqu’à ce qu’on ait accompli notre devoir de « citoyen » répondit la jeune femme en dessinant des guillemets avec ses mains ! Vous êtes sûr que ça va ?

-         Oui, oui, pardon.

-         C’est rien, vous en faites pas. Au fait, on n’a pas encore été officiellement présentés ! Moi, c’est Cynthia mais tout le monde m’appelle Cindy…

-         Oui, oui. Moi, c’est John et je ne coucherai pas avec vous ! répondit-il sèchement en prenant rapidement la main qui lui était tendue.

-         Heuu… bon, ben je crois qu’on est les derniers... alors je vais y aller…

 

John savait pertinemment où conduisait le couloir que le groupe avait emprunté et c’est justement parce qu’il savait qu’il avait le sentiment profond qu’il devait agir...

 

 


IV

 

JOUR 3

 

Trois, deux, un… et on recommence !

 

 

Premier jour de délibéré.

 

Douze chaises entouraient la grande table ovale. Une veste fut adossée à celle-ci, un paquet de cigarettes déposé devant telle autre. Un sac à main accapara tel siège, deux autres furent échangés, un dernier décalé et ainsi, petit à petit, dans une langueur monotone, un calme étonnant, presque l’une après l’autre, chacune des places fut occupée. Quelques sons feutrés s’échappaient ici et là de discussions improvisées, à propos du soleil censé revenir pour les fêtes, du dernier match des Packers ou du nouveau coloris de chez Gemay. John, lui, prit place en silence tout près de l’entrée. Réfléchissant à la façon dont il allait manœuvrer, il ne fit pas attention au regard avide de Cindy parcourant son corps d’athlète alors qu’elle s’installait en bout de table en lui adressant son plus beau sourire. « Au fait, cette place est bien libre ? » s’enquit-elle en posant sa main sur ses biceps, alors qu’elle était déjà pratiquement assise à ses côtés. John dodelina de la tête et fit son possible pour adopter une expression de circonstance qui se solda par une grimace.

Les conversations cessèrent.

« Bon, et maintenant, on  fait quoi ? » lança Gloria à l’attention de l’assemblée, avec son accent si caractéristique.

-         Pour moi, c’est clair qu’il l’a trucidé le frère ! Alors y’a qu’à le dire et comme ça on se barre tous d’ici ! répondit T.J de l’autre côté de la table, avec son éternel casque hi-fi autour du cou.

Les réactions, plus ou moins vives, se firent entendre de part et d’autre de la salle : « C’est pas aussi simple ! » « Si, il a raison, on va pas perdre plus de temps qu’il n’en faut entre ces quatre murs ! » « On peut quand même pas se décider comme ça, si ?… »

-         Non, c’est une bonne idée. Nous pouvons faire un vote préliminaire... ajouta Cody Walsh.

 

John, sous les traits de Cody Walsh, anima brillamment la séance, s’effaçant de temps à autre devant certaines contestations. En tant que contradicteur, c’est Jim Doherty qui fut le plus virulent dans les débats, pour autant, John n’était pas certain que ses convictions soient si solides.

Tout comme il le fera le lendemain sous les traits de Cynthia Newman, il rappela les règles de procédure, prétextant quelques notions de droit et proposa un vote préliminaire à l’issue duquel il fut reconnu coupable à huit voies contre trois. Lui ne se prononça pas afin de rendre le vote caduque, ce qui provoqua la colère de Doherty :

-         Mais pourquoi diable ne voulez vous pas vous prononcer ! Vous êtes un homme, vous avez bien une opinion ?!! s’insurgea le petit trapu… Non d’un chien, on ne lui demande pas de rendre le verdict à lui tout seul,  reprit le petit trapu, on lui demande rien de plus que nous dire ce qu’il pense !

C’est Cynthia qui prit la défense de son bellâtre :

-         Vous allez arrêter d’embêter Cody, il a quand même le droit de ne pas s’exprimer pour le moment, non ?… dit-elle avant de se rapprocher de son voisin... Vous en faites pas – elle posa sa main sur la sienne –, ce mec n’est qu’un macho doublé d’un frustré, si voyez ce que je veux dire ! Si vous voulez, je vous ferai lire mes notes tout à l’heure, un peu plus tard, lorsqu’on sera… plus tranquilles...

-         Merci, mais ça ira comme ça. trancha Walsh visiblement agacé... Et je suppose que ce sont les notes en question ?

-         Ben oui. Bon, d’accord, c’est un peu brouillon mais tout y est !

-         Bon, ben, qu’est-ce qu’on en a à cirer ?! reprit T.J. Il veut pas participer, ben il participe pas ! On a qu’à faire comme il a dit tout à l’heure et balancer au juge qu’on n’arrive pas à se mettre d’accord !…

-         C’est incroyable des gars comme ça mais c’est vrai, après tout on va pas rester ici toute la nuit juste parce que quelqu’un n’a rien compris.

Heureusement pour John, certains des jurés s’opposèrent à la proposition de T.J, avançant comme argument le peu de temps qu’ils avaient passé à discuter du dossier et demandèrent un complément de discussion avant de se décider.

John avait donc gagné sa première bataille mais T.J, Doherty et Sanders soulevèrent la question de la direction des débats, s’opposant à ce que la personne qui les anime ne soit pas choisie !

John devait manœuvrer finement. Pendant les discussions, il avait emprunté le carnet de Cindy sur lequel il avait esquissé une sorte de schéma. Sur celui-ci était représenté un plan de table avec le nom de chacun des jurés inscrit à leur la place respective.

Lorsqu’il s’était « éveillé » dans cette même salle deux jours plus tôt, lors du troisième jour de délibérés, c’était derrière les lunettes de Rob Williams, puis le jour suivant, il avait fait une petite sieste en tant que Jim Doherty et il animait aujourd’hui les débats pour ce premier jour de délibérés avec la force herculéenne de Cody Walsh. Or, en partant de Rob Williams installé en milieu de table et en parcourant le schémas dans l’ordre inverse des aiguilles d’une montre on tombait ensuite sur Jim Doherty, puis sur Cody Walsh et enfin sur… Cynthia Newman… S’il y avait une logique dans toute cette histoire, lors de son prochain « saut » il serait à la place de Cindy ! S’il souhaitait diriger les débats, il fallait donc que la personne qui se trouve à cette place le lendemain soit le nouveau président du jury. Mais jamais il ne parviendrait à persuader les jurés de la choisir elle ! Il fallait donc trouver autre chose. De plus, la personne qu’il incarnerait devrait être écoutée et respectée, elle devait en imposer…

-         Je comprends T.J et Tom, et je sais bien que dans le cas présent, je ne représente que moi. Donc, étant donné que le premier juré s’est désisté, il me semble qu’il serait juste que le président de jury soit élu à la majorité et je pense que le mieux serait de confier cette responsabilité à la personne parmi nous qui a le plus d’expérience, vous ne pensez pas ? demanda Walsh.

Toute l’assemblée ou presque adhéra à cette proposition.

-         Et vous pensez à quelqu’un en particulier ? demanda Williams.

-         Eh bien, il me semble que monsieur est à cette table celui d’entre nous qui a la plus grande expérience – Walsh désignait du regard un homme qui devait bien avoir dans les soixante dix ans bien tassés et qui semblait, en retrait, écouter les débats avec la plus grande attention – et je propose, s’il est d’accord, ainsi que vous tous, que nous le désignons pour être notre porte parole.

L’homme roula son regard tout autour de lui, comme s’il venait soudain de prendre conscience d’exister aux yeux des autres. Il paraissait extrêmement gêné mais après quelques hésitations, les mots de Walsh eurent l’effet escompté et il accepta.

Walsh regarda sur sa droite avec insistance, attendant visiblement quelque chose de Cindy mais celle-ci avait les yeux rivés sur ses pectoraux et n’y prêta pas la moindre attention.

-         Cindy, peut-être pourriez-vous céder votre place à Marty ? Après tout, c’est au président du jury de siéger en bout de table…

« Oui, bien sûr. » S’excusa Cynthia en faisant mine de se lever, lorsque le vieil homme la coupa dans son élan.

-         Non, non, non ! Ne bougez pas jeune fille ! Je ne vais tout de même pas faire se déplacer une femme pour prendre sa place ! Vous savez, à mon âge on sait se comporter en gentleman. Bon, alors, comment procède-t-on ?

Le visage fermé, Walsh lança à Cindy un regard accusateur qui n’échappa aucunement à cette dernière alors qu’elle reprenait sa place, un sourire gêné sur les lèvres. Il avait manqué sa chance et n’avait maintenant plus qu’une seule solution, il devait absolument persuader deux membres du jury de l’innocence de John Gilmore.

-         Eh bien monsieur le président, pour le moment il semblerait que quelques points soient un peu confus pour certains d’entre nous, alors à vous de voir comment on procède, mais il me semble que nous devrions en discuter et tous nous exprimer sur cette affaire proposa Walsh.

-         Eh bien, c’est à dire… Peut-être pourrions nous effectuer un tour de table… et chacun d’entre nous pourrait alors exprimer à son tour sa position, mais à haute voix cette fois-ci, et l’expliquer aux autres. Si cela vous convient…

Personne n’y vit d’objection.

-         Bon eh bien, si nous commencions par ceux qui se sont prononcés en faveur de la culpabilité. Comme nous sommes plus nombreux, il y aura certainement plus de choses à dire. Puis viendrait le tour de ces dames qui ont voté « non coupable » et vous nous direz alors si vous avez suffisamment d’éléments pour vous prononcer…

-         Cela me semble parfait.

-         Bon eh bien, si quelqu’un veut se lancer...

-         Moi, je vais commencer !… Il est évident que c’est lui qui a tué !… 

-         C’est facile à dire mais sur quoi vous vous basez, vous, pour être aussi sûr ? demanda Gloria !

-         Si vous me laissez parler, je vais vous le dire !

-         Pourriez-vous d’abord nous rappeler votre nom s’il vous plaît ? ajouta Marty.

-         Je m’appelle Jim Doherty. Je suis représentant. Mais pour en revenir à l’affaire, d’abord, le gars a été assez bête pour commettre le meurtre avec…

 

Tout à coup, un bruit sourd se fit entendre.

Le son raisonna en John encore et encore, comme un écho dans son esprit. A tel point qu’il eut l’impression que ses tympans étaient sur le point d’exploser !

Dans le même temps, Cody Walsh balança soudain son front contre la table et se couvrit la tête de ses bras musclés, comme si une violente douleur lui traversait le crane.

John sombra, inconscient.

Et pendant que Cindy et Doherty, assis à coté de Walsh s’inquiétaient de son état, Shepard ramassa le « marteau de justice » qui lui avait échappé des mains et était tombé sur le sol en provoquant ce bruit sourd auquel tous les jurés n’avaient pas prêté la même attention.

 

Le lendemain…

 

Et John se réveilla au matin de son quatrième jour pour revivre cette première séance de délibérés dans la peau de Cynthia Newman qui ne parvint pas plus que Walsh à prendre la présidence du jury. Puis il y eut ce même bruit sourd qui se fit entendre et raisonna en John encore et encore, comme un écho dans son esprit.

C’est alors que Cynthia balança soudain son front contre la table et se couvrit la tête comme si une violente douleur lui traversait le crane.

John sombra, inconscient.

Et pendant que Walsh et Reyes, assis à coté de Cindy s’inquiétaient de son état, Shepard ramassa le « marteau de justice » qui lui avait échappé des mains et était tombé sur le sol en provoquant ce bruit sourd auquel tous les jurés n’avaient pas prêté la même attention.

 

Quelques jours plus tard…

 

Au matin du douzième jour, John, sous les traits d’un vieil homme de plus de soixante dix ans, vivait pour la dixième fois cette première session du jury…

Dix jours durant, il avait tout mit en œuvre pour se retrouver, lors de son prochain « saut », à la tête de ces douze hommes, espérant ainsi vivre enfin un véritable lendemain, que le temps reprenne son cours normal et qu’il puisse alors influer sur le déroulement des débats, et changer sa destinée…

Mais ce jour là comme les précédents, ce fut en vain et les coups de marteaux retentissaient encore dans son esprit lorsqu’il sombra dans la nuit. Une nuit noire, une nuit sans rêve, une nuit sans aucune image, sans aucun repère. Puis tout à coup, une lumière vive, intermittente, tels des éclairs traversant son cerveau avec autant de force que des centaines de décharge électrique, déchira son sommeil. Des scènes d’un quotidien, de plusieurs quotidiens défilèrent devant ses yeux comme autant des vies construites au fil du temps… De vagues sourires, des visages troubles, des premiers baisers, des vacances au bord de l’eau, des hivers au coin du feu, des mariages et des bébés devenant grands… des femmes et des maris, des soleils couchant, des parents et des enfants, frappèrent son esprit comme des flashs issus de souvenirs lointains… Des souvenirs qui n’étaient pas les siens !

Et lorsqu’il s’éveilla au matin du treizième jour, il était confortablement installé dans le canapé de son salon.



A suivre : 3ème partie...