06 Feb

La part de l'ombre - Episode 7

Publié par lechanoir  - Catégories :  #Récits à la file : La part de l'ombre

La part de l'ombre - Episode 7

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Part. 5

 

Molinari s’était réveillé très tôt ce jour là.

Avec l'ouverture de ces deux nouvelles enquêtes apparemment liées à l'affaire du Gribouilleur, aucun inspecteur n'avait trouvé le temps d'interroger la colocataire de Marie Pacôme. La Criminelle étant débordée, le jeune inspecteur avait donc décidé de se rendre sur place à la première heure.

Sur la route, il s'était représentée une jeune fille bien sous tous rapports, lui confiant à quel point Marie était aimée. Il l'avait imaginée pleurer sur son épaule, précisant que jamais, au grand jamais, elle aurait pu penser qu'on en veuille à son amie au point de lui ôter la vie, et blablabla et blablabla... Après tout, c'était le refrain habituel et il fallait bien en passer par là. Qui sait ? Peut-être découvrirait-il quelque chose de nouveau. Et pourquoi pas, un élément à charge à l'encontre d'Andrew Moss, qu'il avait désormais placé tout en haut de sa liste de suspects. On pouvait toujours rêver !

Arrivé sur le campus, il se fit conduire par le concierge jusqu'à la chambre qu’avait occupée la victime.

Une jolie blonde lui ouvrit la porte. Portant un tailleur bleu marine ouvert sur un chemisier blanc au large décolleté bordé de dentelle, et de hauts escarpins à talons qui allongeaient sa ligne de dix bons centimètres, la jeune femme ressemblait davantage à une femme d'affaire débordée qu’à une étudiante, si bien que Molinari suspecta immédiatement une erreur de direction.

Bonjour mademoiselle. Chris Molinari, dit-il en présentant sa plaque à la jeune fille. Je suis inspecteur à la Criminelle... mais j’ai dû me tromper de numéro... Je cherche la chambre de Marie Pacôme.

– Vous ne vous êtes pas trompé inspecteur, c’est bien ici. Je suis Julie Hamond. Vous... voulez entrer ? hésita la jeune femme.

Chris s'excusa pour sa visite impromptue de si bonne heure un dimanche matin, et remercia la jeune femme, qui s’effaça pour le laisser entrer. Le jeune inspecteur découvrit alors la chambre d’étudiant la plus élégante qu’il ait jamais eu l'occasion de voir. Elle était meublée avec goût et raffinement, chaque meuble valant plus à lui seul que le montant d’une bourse étudiant. La pièce était séparée en deux par un grand rideau de velours gris dont chaque partie était meublée à l’identique : lit à baldaquin, armoire avec portes coulissantes surmontée d’une étagère recouverte de livres et de classeurs parfaitement alignés. L’ensemble évoquant davantage le bureau d’un comptable qu’une chambre d’étudiantes en arts.

La jeune femme prit la chaise du premier bureau pour l’avancer vers l'enquêteur, et alla chercher pour elle celle du second. L’élégance et les bonnes manières de l'étudiante firent immédiatement leur petit effet sur Chris qui se sentait à l'aise malgré les circonstances de sa visite.

– Je suppose que vous êtes là pour Marie.

– Oui, je suis désolé de ce qui lui est arrivé. Je vous présente mes condoléances pour votre amie, mademoiselle.

– Elle était plus que mon amie, vous savez. Nous nous connaissions depuis l’enfance, et nous avons travaillé dur pour intégrer cette université. Ses parents étant plutôt aisés, elle aurait pu passer outre la faculté mais Marie voulait réussir par elle-même. Elle a gagné à force de travail chaque centime qui l’a amené dans cette chambre. Et même lorsqu'elle a été à deux doigts de tout lâcher, elle s'est accrochée et n'a jamais abandonné.

– Elle voulait quitter la fac ?

– Pas elle, lui !

– « Lui » ?

– Son petit ami. Andrew Moss. Ils se sont rencontrés au cours de Wallace. Il l’a draguée sans aucune finesse jusqu’à ce que Marie accepte de dîner avec lui un soir. Ils sont sortis ensemble pendant plusieurs semaines. Au début, elle l’aimait bien. Je pense même qu'elle avait des sentiments pour lui, mais lui, faisait une fixation sur son argent, ou plutôt celui de sa famille. Il ne comprenait pas qu’elle veuille faire des études alors que, si elle le souhaitait, ses parents lui auraient tout offert sur un plateau d'argent. Elle n'avait qu'à demander. Sauf qu'elle, ce qu'elle souhaitait, c'était ne rien devoir à personne. Il lui parlait tout le temps d’argent, de son argent, de l’argent de ses parents. Il voulait qu’elle arrête ses études et qu’ils partent en voyage tous les deux, avec la carte bleue de Marie, bien sûr. À un moment j’ai eu peur qu’elle accepte. Mais il insistait beaucoup trop, ça a fini par l’agacer, puis par l’énerver et il y a eu la fois de trop. Ça été la goutte d'eau. Un jour, Marie a fini par rompre, mais ça ne l'a pas arrêté pour autant. Il a continué de l’accabler. Il voulait une seconde chance et à chaque fois qu’elle le croisait, il remettait ça. Elle avait encore rendez-vous avec lui, il y a deux jours. Elle voulait mettre les choses au clair une bonne fois pour toutes ! (La jeune femme marqua une pause.) Mais il ne pourra plus rien lui faire désormais... C'est fini, maintenant. Tout est fini ! Jamais elle n'aura sa galerie, reprit-elle, les yeux soudain marqués par une profonde tristesse, comme si elle venait d'accepter la dure réalité : plus jamais elle ne reverrait son amie d'enfance, pensa-t-elle en serrant très fort les poings sur ses genoux.

Ému par la jeune femme, Chris improvisa une nouvelle question, espérant la détourner de son chagrin et peut-être aussi en savoir plus sur elle.

– Et vous ?

– Moi ?

– Oui, vous. Pourquoi vous êtes-vous inscrite à la fac ?

– Je l'ai suivie, bien sûr, dit-elle en séchant ses larmes. Marie était si enthousiaste. Elle a su me convaincre. Elle voulait que je l'aide à monter son projet. Elle pensait que mon côté working-girl pourrait nous aider, ajouta-t-elle, un sourire commençant à pointer au coin de ses lèvres.

– Eh bien vous savez ce qu'il vous reste à faire ! lança Chris un, large sourire éclairant son visage.

 

***

 

Assis sur le bord du trottoir, un cigarillo à la bouche et sa parka traînant dans le caniveau, le sergent rongeait son frein depuis quelques minutes déjà lorsque le coupé sport de Chris Molinari s'arrêta devant la résidence.

– C'est pas trop tôt ! maugréa Beck, se laissant tomber de tout son poids sur le siège passager.

– Je suis allé voir la coloc' de notre dernière victime et j'ai fait un crochet par le commissariat. Vous avez une de ces têtes ! lança Molinari, remarquant l'état de délabrement du sergent. Vous auriez au moins pu vous changer !

Chris attrapa dans l'emplacement prévu à cet effet un mug qu'il avait apporté à l'attention de son collègue.

– Cigarette ! ajouta-t-il sèchement, attendant que Beck jette son cigarillo par la vitre.

Une fois n'étant pas coutume, le sergent s'exécuta sans protester et Chris lui tendit le gobelet.

– J'ai appris quelques petites choses intéressantes en interrogeant Julie.

Remarquant le regard circonspect de Beck sur lui, Molinari haussa les épaules et précisa :

– La coloc' de la victime. Bon, apparemment, l'ex-petit ami de Marie Pacôme la harcelait régulièrement depuis leur rupture et il est aussi probablement l'une des dernières personnes à l'avoir vue vivante. Enfin, cerise sur le gâteau...

– Comment on peut utiliser ce genre d'expression à ton âge ?!

– Bon, vous m'écoutez ou pas ? (Beck fit un signe de la main pour l'inciter à continuer) Après vérification, en plus de ses cours, le jeune homme travaillerait pour une société de nettoyage de sol. Cela pourrait expliquer qu'on n'ait trouvé aucune trace de son passage dans la suite.

– Ok, donc, faudra l'interroger. Et c'est tout ?... s'impatienta Beck. Sur l'affaire Appleton, t'as rien à me dire ? insista-t-il.

– Ah, oui ! J'ai fait les recherches que vous m'aviez demandées. Jimy Dent a bien été exclu de la fac le mois dernier suite à la suppression de sa bourse. Sa situation financière est des plus précaire mais sa chambre a été payée jusqu'à la fin de l'année. (Beck grimaça en avalant une gorgée de café.) Alors, on fait quoi ?

– Cette fois, c'est toi qui choisis la destination, p'tit gars !

– C'est moi qui choisis ?

– C'est toi qui choisis.

– Entre quoi et quoi ?

– Moss, c'est ton suspect, je te le laisse. En attendant on a deux autres noms, donc deux autres personnes qu'on n'a pas encore interrogées.

– Si vous parlez de Donna Lewis, et James Mc. Ray, Spade et Calagan s'en sont chargé.

Beck regarda Molinari, le sourcil froncé et l'air sceptique.

– Ok, sergent, c'est parti ! lança Molinari, faisant vrombir le moteur.

Les pneus du coupé crissèrent quand le bolide démarra en trombe, s'enfonçant dans les rues désertes de la petite banlieue encore endormie.

 

La demeure des Lewis correspondait bien à l'image qu'avait dépeint l'inspecteur Calagan. Il s'agissait d'un vieux manoir, visiblement refait à neuf. Les tapisseries, les lustres et les meubles dénotaient entre eux, même pour les moins connaisseurs, mais les murs, les haut plafonds ainsi que les pièces de vie impressionnaient par leurs dimensions démesurées.

Martin Lewis, le bras maladroitement posé sur les épaules de sa femme, semblait vouloir lui offrir son soutien face aux policiers.

– On est vraiment navrés de vous déranger si tôt un dimanche matin, monsieur et madame Lewis, mais nous aimerions vous poser quelques questions au sujet de Rose Appleton.

– Ma femme a déjà été interrogée par vos collègues, inspecteur.

– Et nous, on a d'autres questions à lui poser ! lança Beck, à l'autre bout de la pièce.

– On aurait juste besoin de quelques précisions, notamment concernant les réunions que vous organisiez chez vous. Rose participait-elle à chaque session ?

– Seulement aux soirées privées. Elle recevait rarement chez elle et était un peu réfractaire à l'idée de passer des soirées avec des inconnus. Du coup, elle m'aidait à organiser les miennes.

– Et pour les invitations, cela fonctionne comment ? Vous passez par le forum ? Vous échangez vos numéros ?

– Au début, c'étaient des sessions ouvertes. N'importe quel membre du site pouvait s’inscrire et on envoyait, la veille, l'adresse du lieu de rendez-vous. Et puis, des affinités se sont créées... Donna marqua une pause. C'est à cette période que Rose et moi nous sommes rapprochées. Au fil du temps, un petit groupe s'est formé, alors on a décidé de lancer des soirées privées. À partir de là, le plus souvent, on se passait un petit coup de fil pour s'organiser.

– Plus personne ne pouvait donc s'ajouter au groupe.

– Si mais il fallait connaître quelqu'un, être introduit. Ou bien, passer par les réunions publiques qui se tiennent toujours régulièrement.

– Et ces dernières semaines, avez-vous accueilli de nouveaux membres ? 

– Pas aux soirées privées, non.

– Personne n'a tenté de vous contacter pour y participer ?

– Eh bien, pas directement. Mais dans le cadre des sessions publiques, il y a souvent des personnes qui font preuve de curiosité et qui prennent des renseignements.

Martin Lewis interpella Beck alors que celui-ci approchait son nez d'une bouteille en verre posée sur une petite table, près de l'entrée du salon :

– Veuillez ne pas toucher à ça, je vous prie, inspecteur ! C'est du cristal.

– Et moi, c'est sergent ! rectifia Beck, levant l'un des verres en direction de l'un des lustres du salon.

– Vous en êtes bien certaine Madame Lewis ? Réfléchissez bien, il n'y a pas une personne qui est sortie du lot ?

– Difficile à dire. Vous savez, ce sont des passionnés qui participent à ces réunions. On y rencontre vraiment de tout.

– Connaissez-vous James Mc. Ray ? demanda l'inspecteur.

– Bien sûr, c'est un ami. Il a fait partie avec moi des premiers organisateurs. C'est avec lui qu'on a lancé les soirées privées.

– S'entendait-il bien avec Rose ?

– Dans le groupe, nous nous entendons tous très bien. Et puis, Rose était une personne plutôt discrète. Il était difficile de ne pas s'entendre avec elle.

– Et un certain Jimy Dent, ça vous dit quelque chose ? demanda sèchement Beck, s'asseyant sur le même divan que le couple, sous le regard médusé du mari.

– Vaguement, oui.

– C'est lui ? tenta le sergent en montrant la photocopie de la fausse carte étudiant de Dent.

– Oui. Il a participé à quelques-unes de nos réunions. Il était curieux et passionné. Et il s'est rapidement joint à nous lors de nos séances privées.

– Vous disiez que Rose ne participait pas aux réunions publiques ? reprit Molinari.

– Non. Rose était plutôt réservée à la base et préférait la sécurité de notre petit groupe.

– Et je suppose que ce gars, était présent lors de votre dernière réunion... conclut Beck, faisant glisser un cigarillo du paquet qu'il venait de sortir de sa parka.

– En fait, non. Cela fait un petit moment qu'il n'est pas venu. 

– Mais il savait où cela se passait.

– Eh bien, oui... Sauf cas exceptionnel, les réunions avaient lieu à mon domicile et il connaissait bien évidemment l'adresse. Attendez, vous ne pensez quand même pas que c'est lui qui...

Donna Lewis s'interrompit en s'imaginant le scénario que les enquêteurs commençaient à reconstituer. Croulant littéralement sous le poids de la culpabilité, elle s'effondra en larmes dans les bras de son mari qui tenta de la réconforter avant de raccompagner les enquêteurs jusqu'à la porte.

– C'était parfait, inspecteurs, vraiment. Bravo ! Quel...

Mais Beck le coupa en passant devant le petit meuble du salon :

– Au fait, votre truc là, c'est pas du cristal. À votre place, je vérifierais.

À peine le seuil de la porte franchie, Beck extirpa laborieusement son imposant téléphone de sa parka et composa le deuxième numéro qu'il avait en mémoire dans son répertoire.

– Tu peux envoyer et recevoir des documents avec ton téléphone ? demanda-t-il à Molinari tandis qu'il attendait que son correspondant se décide enfin à décrocher.

– Bien sûr...

Mais le sergent coupa le jeune inspecteur d'un geste de la main.

– Ouais, c'est Beck. Dis, faudrait que tu me rendes un service. Il y eut un bref silence et Beck reprit : Ouais, ouais, je sais qu'on est dimanche... et que tu ne travailles pas le dimanche, je sais ça aussi, mais je sais que tu es connecté 24h sur 24. Faudrait que tu te branches sur le réseau de surveillance de la ville et que tu remontes au soir de la mort de Rose Appleton. Il y aurait deux zones à vérifier...

Quelques minutes plus tard, le sergent raccrocha avec Harvey Greenstein, et Molinari demanda alors, un brin d'excitation dans la voix :

– Alors, on y est ?

– Je vais pas avoir besoin de ton téléphone finalement, dit-il simplement en composant, cette fois de mémoire, un nouveau numéro.

– Sergent Buckowsky, matricule 71297, réveillez le capitaine et mettez moi en relation illico... Oui, on peut dire que c'est une sorte d'urgence !

– Mais on n'a rien de nouveau ! Aucune preuve, rien !

– Ça, c'est toi qui l'dit, p'tit gars ! 

– Et pour Moss ?

– Plus on est de fou, plus la fête est folle !

 

***

 

Molinari stoppa son coupé le long du trottoir, à l’adresse indiquée par Jack Rolland. Il s’agissait d’une petite maison avec étage, coincée au milieu d’une dizaine d’autres, toutes identiques. Passé le petit portail en bois, l'inspecteur précéda son sergent sur la petite allée goudronnée qui coupait un jardin parfaitement entretenu. Il sonna à la porte et un jeune homme à l’allure agréable leur ouvrit. Grand et athlétique, il sourit poliment en découvrant la carte de police que venait de lui présenter Molinari.

– M. Moss ? Inspecteur Molinari et sergent Buckowski, pouvons-nous entrer un instant ?

– Heu, oui, je suppose... fit-il alors que Beck pénétrait déjà dans la maison.

Contrairement à la chambre des deux étudiantes que Molinari avait visitée plus tôt dans la matinée, l'aménagement du studio avec ses simples étagères en bois, son canapé de récupération, ses chaises premier prix et sa table improvisée, était des plus dépouillés, et la décoration pour le moins minimaliste. Heureusement, des bibelots, deux ou trois photos accrochées au mur et quelques coussins aux couleurs vives, jetés sur le sofa, donnaient à la pièce un peu de chaleur, parvenant à en faire un lieu de vie plutôt agréable. Tant et si bien que Molinari commençait à penser qu’il lui faudrait revoir ses préjugés concernant les logements étudiants.

– Vous avez de la chance de me trouver là, je reviens à peine de mon boulot.

Tandis que l'inspecteur s'imprégnait de l’atmosphère de la pièce, Beck observait le comportement du jeune homme, qui, en parfait maître de maison, les invita à s'asseoir et leur proposa un verre.

– Vous vous attendiez quand même à ce qu'on vienne vous rendre une petite visite, pas vrai ? lança Beck, d'un ton presque complice, tout en déambulant dans la pièce, s'attachant à chaque photo, chaque objet, chaque détail qui aurait pu lui révéler la moindre information.

– Bien sûr, répondit Moss.

Puis, s'essayant à un ton plus affecté, il reprit :

– Avec ce qui est arrivé... Quand j'y pense, ça fait froid dans le dos ! Et Julie qui n’a même pas pris la peine de m'appeler ! Je savais même pas ce qui s'était passé, moi. Et puis des rumeurs ont commencé à circuler à la fac et c'est là que j'ai compris. J'ai réalisé que je ne la reverrai plus...

Face à tant de fausseté et cette pseudo compassion, Molinari ne put réprimer un léger signe de dédain. Le manque de spontanéité de l'étudiant était flagrant. Il choisissait ses mots et fabriquait ses phrases avec une rigueur et une facilité déconcertante, jouant sur le ton qu'il souhaitait insuffler à son texte, tel un acteur déclamant de grandes tirades à la limite du ridicule devant un public inexistant.

– Attendez... Vous n'êtes pas là juste parce que je suis son petit ami ? J'ai l'impression d'être dans une série télé, sérieux ! Je sais que vous interrogez toujours le copain, mais vous ne ne pensez quand même pas que c'est moi qui l'ai tuée !

Les deux enquêteurs fixaient Moss, attendant les arguments pour sa défense, mais au lieu de ça, ce dernier éclata de rire.

Chris était de plus en plus irrité par le comportement du jeune homme. Certaines personnes masquaient leur stress lors des interrogatoires par des comportements empruntés, mais Moss dépassait tout ce que le jeune inspecteur avait pu observer jusqu’alors.

– C’est sacrément propre chez vous ! s’exclama Beck en passant son doigt sur une rangée de livres tout en haut d’une étagère, et le retirant vierge de toute poussière.

– La propreté, ça me connaît ! Je travaille pour une société de nettoyage. En fait, nous sommes presque collègues ! plaisanta le jeune homme. On est spécialisés dans le nettoyage des scènes de crime.

– Et vous ramenez du travail à la maison ? ironisa Beck.

– Eh bien, j'avais invité Marie à manger... J’espérais bien qu’elle resterait pour la nuit, renchérit-il, adressant un clin d’œil à Chris. Alors c'est sûr que j’ai fait un peu de ménage avant qu'elle arrive. C'est pas un crime, hein ?! lança-t-il dans une exclamation forcée.

Sans vraiment savoir pourquoi, Chris était perturbé. Il y avait quelque chose qui n'allait pas dans cette scène : Moss et ses réponses toutes faites, les photos souvenir épinglées au mur et cet appartement bien trop propre pour deux étudiants. Rien ne collait.

– M. Moss, Marie Pacôme était votre ex-petite amie. Elle a rompu avec vous il y a six mois.

– Je suppose que c’est Julie qui vous a dit ça.

Il avait prononcé le prénom de la jeune femme avec une touche de dédain non dissimulée.

– Elle me déteste. Depuis le début, elle a tout fait pour que nous nous séparions Marie et moi. Et oui, ça avait marché. On avait rompu il y a quelques temps.

Le ton de Moss se voulait de nouveau affecté, ce qui commençait à horripiler sérieusement Chris.

– Mais à force d’insister, j’ai réussi à la convaincre de me donner une seconde chance. Je vous l'ai dit, elle est même venue manger à la maison avant hier soir.

Tandis que Molinari interrogeait Moss, Beck continuait son inspection du salon. Une étagère posée au niveau du sol et masquée par un rideau attira son attention. Le sergent s'approcha et écarta légèrement le tissus.

– Elle voulait vous signifier définitivement votre rupture, M. Moss. Et elle projetait de déposer plainte contre vous si vous continuiez à la harceler.

– Ça c'est ce que vous a dit Julie, inspecteur ! Mais moi je vous dis que Marie et moi avions décidé de repartir sur de nouvelles bases.

Derrière le rideau, parmi les détergents et produits de nettoyage divers, tout au fond de l'étagère, Beck mit la main sur une bouteille noire avec un petit pictogramme en forme de tête de mort et juste au-dessous, une étiquette...

– Dis, p'tit gars, ce truc là, fit Beck en montrant la bouteille à Moss. Ça m'a tout l'air d'être du cyanure, non ? Tu peux peut-être nous expliquer ce que cela fait là ?

– C’est pas à moi. Mon coloc' est étudiant en chimie. Parfois, lui, emmène du travail à la maison. Ça laisse une sacrée odeur dans l'appart' d’ailleurs ! ajouta-t-il sur le ton de la confidence.

Chris adopta alors le même ton pour s’adresser au jeune étudiant.

– Sauf qu'on a déjà interrogé votre colocataire. Il était en Europe toute la semaine et je ne pense pas qu'il ramène souvent du travail à la maison. Vous allez nous suivre au poste, monsieur Moss, le temps que nous obtenions un mandat de perquisition.

 

***

 

Le soleil, déjà bas dans le ciel, rayonnait encore sur les jardins de la faculté des arts et des lettres. Mais en cette fin de week-end, seuls quelques pensionnaires profitaient ci et là des minces rayons de soleil qui perçaient entre les arbres, éclairant les parterres d'herbe et de fleurs. Installé sur un carré de pelouse, une poignée d'étudiants dissertait et riait comme si le temps n'avait aucune emprise sur eux.

Beck s'avança vers le petit groupe.

– Jimy, tu viens avec nous, dit-il d'un ton ferme, décalant légèrement un pan de sa parka afin que le jeune homme ne puisse manquer le revolver qu'il portait à la taille.

Dans un même temps, Molinari apparut juste derrière l'étudiant, empêchant toute retraite éventuelle, mais Jimy Dent, un léger rictus sur le visage se leva simplement et passa tranquillement ses bras derrière la tête, sous les regards ahuris de ses camarades.

– Ce ne sera pas la peine, p'tit gars. On t'emmène juste au poste pour que tu t'expliques sur un ou deux points.

– Allez, on y va, ordonna Molinari, poussant le suspect en direction du parking.

 

***

 

Difficile en cette fin de journée dominicale de se faire une idée de l'état d'esprit dans lequel se trouvait le capitaine de la criminelle. Réveillé aux aurores un dimanche matin, on lui aurait aisément prêté son éternelle humeur massacrante, mais la perspective de mettre fin à la traque du Gribouilleur après plusieurs longues semaines d'enquête pouvait également lui apporter une certaine satisfaction.

Du bout de ses doigts, le regard profond, Mendez tapait impatiemment le dessus de son bureau dans une danse irritante.

– Bon, voyons voir que je récapitule : on n'a pas de preuve directe ; pas de mobile pour la plupart des meurtres ; aucune trace ADN reliant l'un ou l'autre de vos suspects à nos victimes, et seulement vingt-quatre heures pour les faire parler. Ce résumé vous paraît il correct, messieurs ?

Beck regarda Molinari, faisant mine de chercher son sentiment avant de se lancer :

– Eh bien, à un ou deux petit détails près, c'est à peu près ça, oui. Hein, p'tit, le résumé du capitaine est bon, non ? demanda le sergent d'un ton légèrement décalé.

Le jeune inspecteur dodelina de la tête, avec plus ou moins d'assurance.

– Vous allez arrêter vos simagrées, oui ! Et d'ailleurs j'aimerais bien que quelqu'un ici m'explique pourquoi on n'a pas un, mais deux suspects ? Vous n'avez eu aucune piste pendant des semaines, ensuite vous avez commencé à parler de tueur en série et voilà maintenant qu'on se retrouve, non pas avec un, mais deux meurtriers psychopathes dans nos locaux !

– Un seul des deux est un meurtrier psychopathe, fit Beck, presqu'à lui-même.

– Quoi ?! protesta Molinari, visiblement surpris.

– Notre Gribouilleur se voit comme un artiste. Il cherche à passer un message. Je ne cesse de le répéter depuis le début. Il n'éprouve aucun sentiment pour ses victimes. C'est un psychopathe au sens propre du terme, incapable d'éprouver la moindre émotion.

– Et alors ? fit Chris qui commençait à voir où son collègue voulait en venir. Moss peut très bien avoir froidement assassiné son ex. Il n'y a qu'à voir le résultat. Je ne suis pas sûr qu'on puisse commettre ce genre de crime en étant saint d'esprit.

– J'ai pas dit le contraire. J'ai juste dit qu'un seul des deux était un meurtrier psychopathe, l'autre, est juste un meurtrier. 

– Bon, ça suffit vous deux ! gronda Mendez. Grâce à mes excellentes relations avec les services du procureur, on peut les garder vingt-quatre heures, mais on n'aura pas une minute de plus, alors je peux savoir quel est votre plan ? Parce-qu'on est bien d'accord que vous avez un plan ?

– On va la jouer classique, genre « bon flic, mauvais flic. » lança Molinari.

Mendez se tourna vers Beck, l'incitant à développer.

– Mouais, c'est à peu près ça. Il nous faut des aveux. Sauf que si l'un de ces gamins est bien le Gribouilleur, il y a peu de chance qu'il nous fasse des aveux signés après seulement deux-trois questions. La seule façon d'en tirer quelque chose est de lui donner envie de chanter...

– On doit l'inciter à parler de son « œuvre », poursuivit le jeune inspecteur, créer une brèche et s'y engouffrer.

 

***

 

Beck observait Andrew Moss à travers la vitre de la salle d'interrogatoire numéro deux. S'il ne voyait pas en lui un meurtrier en série, il suffisait au sergent de l'observer ainsi quelques secondes seulement pour être convaincu que Moss était tout à fait capable de tuer de sang froid. Alors que n’importe quelle personne, enfermée dans cette salle exiguë, menottes au poignet, aurait témoigné un minimum d’humilité, le jeune homme affichait la mine souriante et décontractée des gens qui se croient au-dessus de tout. Ce genre même que Beck prenait plaisir à faire plier.

Les soupçons de Molinari dans l'affaire Pacôme s'étaient immédiatement portés sur le jeune homme, et tout laissait désormais à penser qu'il ne s'était pas trompé. Tout frais émoulu de l'école de police, bercé aux nouvelles technologies et procédures d'enquête, le jeune inspecteur était pareil à ces dizaines de p'tits gars qui sortent de l'académie, pressés d'en découdre et d'arrêter les méchants, persuadés de tout savoir sur tout. C'était du moins ce que Beck s'était dit en le voyant débarquer dans sa salle de bains, quelques semaines plus tôt. Mais le p'tit avait autre chose, cette qualité indispensable à tout bon flic, une chose qui ne s'enseigne pas à l'académie ou dans les livres : le p'tit avait du flair. Le sergent secoua la tête en souriant, prenant conscience qu'il commençait à accorder beaucoup de crédit à un autre que lui-même. Au même instant Molinari le rejoignit, un dossier sous le bras.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, étonné par la mine presque guillerette de son collègue.

– T'occupe ! Alors, qu'est-ce qu'on a ?

 

***

 

Assis entre les quatre murs de la salle d'interrogatoire numéro un, Jimy Dent ne semblait pas plus impressionné par la situation que le jeune Andrew Moss, enfermé dans la pièce d'à côté. Poliment, il demanda à l'attention des policiers qu'il imaginait postés derrière la vitre sans teint s'il était possible d'avoir quelque chose à boire. Quelques instants plus tard, Beck entra dans la petite salle, flanqué de son coéquipier, un soda à la main.

Molinari s'assit aux côtés de l'étudiant et lui versa le soda dans un gobelet en plastique.

– Merci, inspecteur.

– Tu sais p'tit gars, j'ai horreur qu'on me me raconte des cracks ! lança Beck en déposant un épais dossier sur la table.

Le jeune homme prit un air surpris.

– Tu t'es foutu de nous, Jimy. Et pas qu'une fois !

– Je vois pas du tout de quoi vous parlez.

– Tu vois très bien de quoi on parle !

– Ton alibi, précisa Mollinari. Tu es bien allé boire un verre avec ton collègue, mais selon lui, tu l'as quitté tôt dans la soirée.

L'étudiant ne se démonta pas :

– J'ai jamais dit que j'avais passé toute la soirée avec lui.

– C'est bien ça le problème, Jimy : tu ne nous dit pas tout ! Et pour quelqu'un qui n'a rien à se reprocher, mon collègue commence à penser que tu nous caches pas mal de choses !

– J'ai rien à cacher !

– À la bonne heure ! Tu vas donc pouvoir nous raconter comment tu as rencontré Dona Lewis ? demanda Beck.

– Ça ne me dit rien.

– Tu continues à nous mentir, Jimy. Et c'est pas bon pour toi, reprit le jeune inspecteur.

 

***

 

Molinari et Beck entrèrent, d’un pas décidé, dans la salle d’interrogatoire numéro deux.

– M. Moss, commença Molinari, s’installant face au suspect en déposant le dossier fermé sur la table, j’ai ici les résultats des analyses de sang que nous avons prélevé à votre domicile. Il s’agit bien de celui de Marie Pacôme.

Le jeune homme leva lentement les yeux vers son interlocuteur.

– Vous jouez au poker inspecteur ? Vous savez, il y a une chose qu’on apprend très tôt dans les cercles, c’est que le bluff ne fait pas tout. Vous n’avez trouvé aucune trace de sang chez moi.

– Vous avez l’air bien sûr de vous.

– Je nettoie les scènes de crimes inspecteur, je sais comment faire disparaître les tâches de sang et je peux vous assurer qu’une fois le boulot terminé, il ne reste plus aucune trace de mon passage.

– Votre défense ne plaide pas vraiment en votre faveur, tenta Molinari.

– Vous croyez ? Je dis juste ce qui est. Et il est impossible que vous ayez trouvé la moindre goutte de sang chez moi.

– T'en es bien sûr Andy ? enchaîna Beck, une lumière dans le regard. Quand on découpe un corps, le sang gicle de partout. Et cette cochonnerie, ça pénètre dans la plus petite des fissures, le moindre orifice. Il y a toujours une ou deux gouttes qui s'incrustent par-ci par-là, tu sais.

Le sourire de Moss perdit un peu de sa superbe mais le jeune homme conserva son flegme.

– Il va falloir faire mieux que ça, sergent. Vous n'avez rien du tout !

– En tout cas, on a ton cyanure ! reprit Molinari.

– Pas « mon cyanure », inspecteur, c'est mon coloc’, le chimiste, pas moi. Voyez avec lui. Il vous expliquera ce qu'il en fait.

– Sauf qu'il était absent toute la semaine, et vous le savez.

– Autant que je m'en souvienne, ça fait des plombes que ces produits sont entreposés chez nous. Je vous l’ai dit, il fait des expériences à l'appart', cette bouteille était peut-être là depuis des mois.

– Vous mentez M. Moss ! s'agaça Molinari. Ce cyanure a été déclaré volé à la faculté de chimie alors que votre colocataire était en Europe. C’est vous qui l’avez volé et ramené chez vous. Puis vous avez invité votre ex-petite amie à prendre un verre, prétextant sûrement vouloir lui dire un dernier au-revoir, et vous vous êtes alors servi du poison pour l'assassiner. Ensuite, vous l'avez découpée en deux et avez déposé son corps au Carlton avant de tranquillement rentrer chez vous pour faire disparaître les preuves grâce à vos formidables compétences de nettoyeur. Qu’est-ce que cela vous a fait de regarder mourir la fille que vous aimiez ? A-t-elle eu le temps de comprendre que vous étiez en train de la tuer ?

 

***

 

– Je ne mens pas, répondit Dent d'un ton ferme. Vous me balancez des noms qui ne me disent rien, c'est tout.

– Comme celui de Rose Appleton... lança Beck en ouvrant son carnet : « … possible qu'on se soit croisés mais ce nom ne me dit rien du tout. » Ce sont tes mots, pas vrai ?

Dent dodelina timidement du chef dans l'attente de la suite. Le sergent ouvrit le dossier du suspect et attrapa une pile de photocopies qu'il jeta en vrac sur la petite table.

– Alors explique moi comment tu as pu oublier une fille à qui tu as envoyé plus d'une vingtaine de messages en quelques jours ! Tu vois, tout ça, c'est ton œuvre ! ajouta-t-il en pointant du doigt les documents éparpillés sur la table. Et franchement, un petit conseil p'tit gars : reste dans la peinture, car le français, c'est vraiment pas ton truc !

– Tu sais, entretenir une correspondance avec une inconnue, c'est pas interdit, tempera Molinari.

– Il n'y a jamais eu de correspondance ! se défendit Dent.

– Non, c'est vrai. Toi ton credo, c'est plutôt le harcèlement, pas vrai, Jimy ? Quelques messages anodins sur un forum, c'est une chose, mais là, on sort clairement du domaine artistique ! C'était quoi le problème ? Elle ne répondait pas à tes avances, alors tu l'as harcelée jusqu'à ce qu'elle finisse par t'envoyer bouler, ce qui t'a mis furax ?

– Mais pas du tout. Vous dites n'importe quoi !

– Ça sert à rien de nier p'tit gars. Tu l'as harcelée encore et encore ! Mais elle n'a pas cédé. Tout est là, noir sur blanc.

– En même temps, si elle t'a jamais demandé d'arrêter, c'est peut-être qu'elle aimait ça.

– C'est des conneries ! Je l'aimais bien, mais il n'a jamais été question de plus entre nous ! rectifia le jeune homme.

– Non, c'est vrai, p'tit.

Se rendant soudain compte de son dérapage, le jeune homme se recomposa un visage impassible.

– Elle ne t'a jamais accordé l'attention que tu espérais, mais c'est pas pour ça que as lâché l'affaire, pas vrai ? Et c'est ce qui t'a trahi.

Dent regarda le jeune inspecteur, interloqué.

 

***

 

– Votre théorie est intéressante, inspecteur, mais vous n’avez aucune preuve, lança Moss sur le ton du défi.

– Et si l'on continuait, alors, proposa Molinari.

Le jeune homme hocha les épaules.

– Admettons que vous souhaitiez pénétrer dans l'une des suites les plus luxueuses du Carlton sans laisser de trace, vous pourriez le faire ?

– En théorie ? lança le jeune homme, un sourire plein de malice dessiné sur son visage. Cela ne serait pas bien compliqué. Il me suffirait de voler l'un des grooms. Ils sont si négligents, ils oublient régulièrement leur petite carte dorée dans la poche intérieure de leur uniforme lorsqu'ils le laissent au vestiaire. Et, bien sûr, ils négligent aussi parfois de fermer leur casier derrière eux. À partir de là, rien de plus simple. Mais il ne s'agit que de conjonctures. On pourrait discuter ainsi des heures, échanger nos petits trucs et astuces toute la nuit que vous ne seriez pas plus avancé, inspecteur. Vous n’avez toujours aucune preuve de quoi que ce soit.

Moss s’était animé tout au long de l’entretien. Sa prétention le poussait à se dévoiler. Une petite lueur malsaine brillait maintenant dans ses yeux et Molinari sentait qu’il était sur le point de craquer. Il fallait trouver l’élément déclencheur.

 

***

 

– Et oui, qu'est-ce que tu crois mon p'tit Jimy ? Qu'on t'a arrêté par hasard ?

– On a retrouvé les messages que tu lui as envoyés à partir de ton compte Gmail, précisa Molinari.

– C'est impossible. J'ai pas de compte Gmail et je vous l'ai dit, j'ai pas d'ordi, non plus.

– Non, mais ton colocataire en a un, lui. Bien sûr, l'identité que tu as fournie est fausse et il est impossible de remonter à toi par l'adresse ip qui a été utilisée, reprit Beck en consultant ses notes. Mais nos experts seront bientôt en mesure de prouver que les mails ont bien été rédigés par la même personne. Et puis, on a aussi des témoins...

Tout à coup, l'étudiant sembla attacher une toute autre importance au sergent.

– Et oui, Jimy, on a des témoins. Cette chère Dona Lewis que tu dis ne pas connaître t'a clairement identifié et pourra témoigner de ta présence lors d'une des réunions de leur petit cercle ainsi que celle de Rose Appleton.

– Et alors ? Même si c'est vrai. Ça veut dire quoi ? Que j'ai envoyé des messages à une fille, et que je l'ai croisée à une ou deux soirées. Qu'est-ce que ça prouve ? On partageait les mêmes centres d'intérêt, la même passion. On a pas mal tchaté sur le forum. C'était une fille intelligente, cultivée. J'ai rarement eu des échanges aussi intéressants avec quelqu'un de mon âge. J'ai peut être juste eu envie de la rencontrer, de mieux la connaître.

– Ça prouve déjà que tu as bel et bien des choses à cacher.

– Je crois que tu nous as pas bien compris, p'tit. On cherche pas à ce que tu avoues le meurtre de Rose Appleton. On a déjà tout ce qu'il nous faut pour te mettre à l'ombre jusqu'à ce que tu aies besoin d'un dentier pour avaler la tambouille que t'offrira gracieusement la prison du comté.

Molinari poursuivit l'idée de son collègue :

– La Scientifique est en train de comparer les chaussures qui ont été retrouvées chez toi avec les empreintes laissées dans le jardin de Rose Appleton. Et les sacs de sports rangés dans le placard de ta chambre ont également été envoyés au labo pour analyse ADN.

– Et tu sais quoi ? reprit Beck, mon petit doigt me dit que dans quelques minutes, un policier va entrer dans la pièce et nous glisser à l'oreille que des taches de sang ont été prélevées sur ton sac et que les empreintes de pas correspondent bien à tes baskets.

Le sergent fit le tour de la petite table et se pencha sur les photos éparpillées sous le nez de Dent.

– Et qu'est-ce que tu penses de ça, p'tit ? demanda-t-il, désignant du doigt plusieurs clichés en noir et blanc. Tu te reconnais ? Ce sont les photos prises par les caméras de surveillance de la ville. On te voit sur Main Street, tout près de la villa de Rose Appleton, à vingt-trois heures trente deux exactement. Quelques minutes seulement avant son meurtre.

– Le truc vraiment idiot, reprit Molinari, c'est qu'à cause de ton silence, tu vas également écoper pour les meurtres de Catherine Beaumont et Théodora Hellis, alors qu'on n'a aucune preuve qui te relie à eux.

De nouveau, Dent parut interloqué. Cette fois, cependant, son effarement n'était nullement feint.

 

***

 

Beck s’approcha nonchalamment de Moss, le fixa quelques instants, puis il s'adressa à son collègue :

– Pfff, c'est vraiment n'importe quoi ! Regarde moi cette tête de premier de la classe, c’est évident qu'il n'a rien à voir avec le Gribouilleur ! Tu sais pourquoi on l'appelle comme ça, p'tit ? demanda-t-il à l'attention de Moss. Tu as dû en entendre parler. On lui a donné ce sobriquet parce qu'il met en scène ses meurtres en s'inspirant de toiles de maître. C'est en tout cas ce que pensent certains experts. Franchement, moi, j'ai beau étudier les photos prises sur place, je vois aucune ressemblance ! Toi, t'es un élève brillant, ça saute de-suite aux yeux et puis, y'a qu'à voir ton dossier ! Jamais tu ferais un travail aussi approximatif. Toi t'es un véritable artiste, pas un simple gribouilleur ! Pas vrai, Andrew ? Je te dis pas, même notre expert a eu du mal à reconnaître l’œuvre dont s'est inspiré notre gars, cette fois !

Il déposa alors les photos des précédents crimes.

– Regarde moi ça, faut vraiment avoir de l'imagination pour reconnaître là des tableaux, tu crois pas ? Et puis, tu sais quoi ? Moi je me dis qu'un véritable artiste, un passionné d'art comme toi, ne donnerait pas dans l'imitation ! Toi, tu innoverais, pas vrai ? Tu essaierais de créer quelque chose, non ?

Beck ajouta à ceux éparpillés sur la table l'un des clichés pris dans la chambre du Carlton.

– Franchement, c'est de l'art ça ? Tu trouves vraiment que ça ressemble à un tableau ?

Andrew Moss avait observé attentivement les images des trois premiers assassinats, et avec un intérêt plus prononcé encore, celle du dernier meurtre. La tête baissée, les poings serrés, il s'était peu à peu replié sur lui-même au fil des critiques acerbes du policier et était désormais bien plus tendu qu'en début d'entretien. Lorsqu'il releva la tête, il fit cependant bonne figure et prit la parole d’un ton qui se voulait calme et posé.

– Il s'agit du Gernica de Picasso. Quiconque s'y connaît un minimum en la matière pourrait vous le dire au premier coup d’œil. Mais il n'est pas donné à tout le monde d'apprécier là le travail qui a été fait. Le bébé, déposé entre les bras de la femme, la lampe aux formes si caractéristiques qui surplombe l’ensemble, le taureau de l’œuvre originale présent ici grâce à l'affiche visible à travers la vitre, sans lequel le tableau ne serait pas complet.

Au fil de son exposé, Moss s'était mis à caresser la photo posée sous ses yeux.

– Et puis, il y a ce corps découpé en deux parties, le buste de cette jeune femme nue, le visage déformé par la douleur. Faire tenir ainsi un corps sur la base de son tronc n'est pas si simple, et il est plus difficile encore de figer dans l'instant et la douleur les traits d'une personne pour qu'elle semble ainsi hurler dans l'éternité. Si vos experts ne sont pas capables de mettre un nom sur ce tableau, je vous conseille d'en changer, sergent, conclut le jeune homme relevant les yeux sur son interlocuteur et reposant ses mains à plat de part et d'autre de la photographie. 

– Un taureau ? Où vois-tu un taureau p'tit ? demanda Beck, faussement étonné.

 

***

 

– Et oui, p'tit ! Ce travail si méthodique que tu as fourni pour faire vaguement ressembler ta scène au tableau d'un peintre plus ou moins connu, quel que soit le résultat, c'est ta signature. La même que pour les deux premières victimes.

– Quel que soit le résultat ? répéta Dent. Je rentrerais pas dans ce jeu, sergent. 

– Ah parce que tu crois que je suis en train de jouer avec toi, là ? Tu comprends décidément rien à rien ! La partie est déjà finie, p'tit.

– Mon collègue a raison. Dans cet état, la peine encourue pour un meurtre, c'est la chaise électrique. Alors un meurtre ou trois... Du coup, même si on n'a aucune preuve que tu les aies tuées, étant donné qu'il s'agit du même mode opératoire et que tu suivais le même cursus que Théodora Hellis avec qui tu partageais également la même passion, ces éléments seront forcément abordés lors du procès. Avec toutes ces similitudes, le jury ne pourra faire autrement que de te condamner à la peine capitale.

– Tu auras de la chance si tu finis pas sur la chaise, p'tit gars !

– À moins que... Ton geste est inexcusable, bien sûr. Jamais les familles des victimes ne pourront le pardonner mais si tu t'expliques, que tu dis pourquoi tu t'en es pris à ces femmes, que tu te montres repentant, cela participera sans doute au travail de deuil. Et si tu donnes des raisons à un jury de ne pas le faire, peut-être, je dis bien peut-être, qu'il rechigneront à te condamner à mort. Ça s'est déjà vu.

Beck fit mine, en maugréant, de rejeter en bloc les banalités de son collègue, et pendant quelques instant la petite salle sombra dans un silence de mort. Jimy Dent parcourrait du regard les nombreux documents et photos qui recouvraient la table. Présentant par moment aux enquêteurs le visage d'un jeune homme empli de remords, puis l'instant d'après, celui d'un homme exalté et sûr de lui, désireux de dire... sa vérité. C'est avec ce regard qu'il leva les yeux vers l'inspecteur Molinari.

– Vous ne comprenez rien !

– Mais on ne demande qu'à comprendre, et le jury surtout cherchera à comprendre, fit Molinari. À toi de voir si tu veux mourir vieux et profiter d'un repas chaud midi et soir tout frais payés ou si tu préfères la chaise électrique.

 

***

 

– Il n'y a pas de taureau sur cette photo Andrew, précisa Molinari.

– Bien sûr que si ! objecta Moss, reprenant le cliché entre ses mains. Là, ici ! Il y a... Mais ses mots se muèrent en un silence d'incompréhension lorsque le jeune homme prit soudain conscience que l'angle de la prise de vue ne permettait pas de voir l'affiche à travers la fenêtre de la chambre.

– Alors Andy, tu disais ? lança Beck, visiblement content de la tournure que prenait l'interrogatoire.

– Il y a forcément un taureau. C'est Guernica, il doit y avoir un taureau ! C'est obligé.

– Mais comment sais-tu qu'il y a une affiche à l'extérieur de l'immeuble ? Comment sais-tu que le taureau se trouve forcément à l'extérieur et non à l'intérieur de la pièce ?

– Une seule personne peut savoir ça, p'tit.

 

***

 

Dent fixa le jeune inspecteur, un nouvel éclat dans le regard, comme si la part la plus solide de sa personnalité, la plus résolue, avait fini par prendre le dessus.

– Très bien, inspecteur. Je vais tout dire. Mais je ne me confierais qu'à une seule personne. Une personne qui soit capable de comprendre ce que j'ai voulu faire, qui comprenne mon œuvre...

Je ne parlerais qu'au docteur Charles O'Connod.

 

***

 

Après quelques secondes, Moss avait reprit son calme.

– Vous m'avez eu, bravo ! dit-il d'un ton hautain en comprenant qu’il s’était fait piéger.

Puis, se départissant de tout maniérisme, le jeune homme se lança dans un monologue passionné :

– Vous vous croyez fort, pas vrai ? Vous pensez tout savoir, mais vous ne savez rien ! Ma mise en scène était magnifique ! C’est vous qui êtes des ratés ! Cette petite garce n’a eu que ce qu’elle méritait. Elle a renié ses propres capacités, elle nous a tourné le dos ! Elle s’escrimait à vivre comme une pauvresse alors qu’elle aurait pu vivre dans le luxe rien qu’en claquant des doigts ! Quelle ironie de finir dans la suite présidentielle du Carlton ! Je suis sûr qu’elle aurait apprécié le clin d’œil. On m’a soufflé cette idée, mais à la réflexion c’était parfait pour elle. Et Guernica ! Quelle merveille ! J’ai toujours adoré Picasso ! Ma mise en scène était grandiose ! Seuls des imbéciles nieraient cela !

– M. Moss, vous venez d’avouer le meurtre de Marie Pacôme, l’interrompit calmement Molinari, vous allez donc être déféré devant le parqué.

– Vous pouvez m'enfermer, me juger et faire de moi tout ce que vous voulez, inspecteur ! Mais ne croyez pas avoir gagné. Ne croyez pas que cela va s’arrêter. Je ne suis qu’une pièce du puzzle, un simple chaînon à quelque chose de bien plus grand, bien plus grand que moi et bien plus grand que vous tous ! Ce n'est pas la fin, inspecteur, ce n'est que le commencement.

Les deux enquêteurs quittèrent la petite salle tandis que les propos incohérent de Moss continuaient de résonner dans la pièce.

 

***

 

– C'est une belle connerie ! lâcha Beck.

Mendez avait convoqué en urgence le docteur O'Connod au commissariat et les deux hommes avaient été rejoints dans le bureau du capitaine par Beck et Molinari.

– Vous avez mieux à proposer sergent ? Vous pensez toujours que Moss n'est pas responsable des autres meurtres ?

Beck opina lentement du chef dans un silence révélateur de sa conviction.

– Bon. Mais vous n'avez rien contre lui, pas la moindre preuve directe ! Vous savez très bien qu'on a besoin de ses aveux.

– Laissez-moi quelques minutes seul avec lui sans caméra, sans micro et je vous garantis qu'il faudra qu'on lui enfonce un bâillon dans le gosier pour qu'il arrête de chanter !

– Pourquoi ne veut-il parler qu'à O'Connod ? Pourquoi lui ? se demanda Molinari à voix haute.

Le docteur O'Connod, installé entre les deux enquêteurs, se tenait droit dans son fauteuil, toujours impeccablement habillé, les cheveux plaqués sur son front, le visage fermé et l'air absent.

– Ça, c'est une bonne question ! Doc. Une idée ?

– Eh bien, je suis un auteur publié et j'espère reconnu. Peut-être croit-t-il me connaître. Et sans doute pense-t-il que je peux le comprendre. L'expert marqua une pause. À moins qu'il ait su que je collaborais avec la police sur cette enquête...

– Impossible, le coupa Mendez. Les contrats passés avec nos services sont confidentiels et vous n'avez pas encore été sur le terrain. Bon, quoi qu'il en soit, le sujet est clos. Docteur, faites en sorte qu'il vous donne des détails. On suivra votre entretien à partir d'ici grâce aux caméras de surveillance et on enregistrera tout ce qui se dira.

 

Beck n'aimait décidément pas la tournure des événements et ne quittait pas des yeux l'écran de contrôle sur lequel O'Connod finit par apparaître. Les mains menottées à la table, Jimy Dent l'accueillit dans la petite pièce, un sourire plaqué sur le visage, le regard empli d'admiration.

Le sergent se leva et augmenta le son des hauts-parleurs sur le petit poste de contrôle.

– Content que vous soyez là, professeur.

Beck nota immédiatement le ton presque familier et l'appellation particulière qu'avait choisie le suspect pour s'adresser à son interlocuteur.

– C'est bien naturel. J'ai cru comprendre que vous désiriez me parler.

– Oui... Je n'ai pas pu achever mon travail dans les temps... Mais j'ai bien avancé. Vous avez vu les photos ?

– Oui. J'ai dû faire quelques recherches mais j'ai fini par retrouver l’œuvre originale. Le maître et son élève, n'est-ce pas ? De Giovanni Do. Un peintre rare. Le choix est intéressant.

– Vous trouvez ?

– Eh, bien, oui. Puisqu'il semble évident que vous tentez de créer une œuvre nouvelle à partir de toiles de maître, celle-ci est parfaitement choisie pour représenter votre travail. Le maître et son élève, il n'y avait pas meilleure image. Dans l’œuvre originale, le miroir et les livres sur le bureau rappellent l'apprentissage et la vérité. L'élève complète ses études en se livrant à sa contemplation sous la férule de son maître, exposa l'expert, un léger sourire d'autosatisfaction se dessinant peu à peu sur son visage. L'apprentissage est le vôtre, celui que vous suivez au fur et à mesure de vos travaux. Et la vérité, celle que seuls les connaisseurs détiennent mais que l'on se doit de partager avec les profanes. On peut cependant noter l'ironie de la situation...

Le jeune homme regarda O'Connod, l'admiration dans ses yeux se mêlant désormais à la curiosité.

– Vous, ici, menotté à cette table. Car vous n'êtes pas sans savoir que cette œuvre est aussi censée rappeler l'apprentissage par la prudence, ce qui visiblement vous a fait défaut, ajouta l'expert d'un ton presque critique.

– Le principal c'est que mon travail soit achevé...

– Mais pour vous, il est trop tard.

– C'est pas grave. D'autres prendront la relève, n'est-ce pas, professeur ?

– Vous pensez que d'autres que vous pourraient accomplir un tel travail ?

Dent sourit, silencieux.

– Et pour le Modèle Rouge et La Venus de Milo, je suppose qu'il s'agit également de votre œuvre ? Vous pouvez en parler désormais. Vous n'avez plus rien à perdre.

Alors que Dent fixait O'Connod du regard, sans se départir de son sourire en coin, la petite pièce demeura dans le silence quelques longues secondes.

Collé à l'écran de contrôle, Beck s'assura que le son de l'appareil fonctionnait correctement lorsqu'il vit le visage du suspect se rapprocher de celui de l'expert et lui glisser un mot à l'oreille. Alors qu'il regagnait son siège à reculons, l'image de O'Connod se rapprocha de la caméra puis, soudain, plus rien. L'écran était devenu noir. Beck se leva et tapa rageusement sur le poste de contrôle, en vain. « Bordel, mais qu'est-ce qu'il fout celui-là ?! » dit le sergent en se précipitant hors du bureau, bousculant les fauteuils et Molinari au passage.

Lorsqu'il parvint devant la vitre sans teint, suivi de près par Molinari et Mendez, le policier en uniforme tenait la porte au docteur O'Connod qui sortait de la salle d'interrogatoire, un dossier à la main.

– On peut savoir ce que vous avez fichu, doc ?! tempêta Beck.

– Il a accepté de parler à condition que je coupe la caméra, dit simplement l'expert en tendant un dossier à l'enquêteur. C'est bien ce que vous vouliez, sergent ? Qu'il avoue ?

Le sergent baissa les yeux. Dans la petite chemise regroupant les différents éléments de l'affaire, en une courte phrase datée et signée, Jimy Dent avait avoué sur une simple feuille de papier les meurtres de trois personnes.

 

***

 

La foule était en effervescence devant le palais de justice. Les journalistes avaient dû se battre pour obtenir les meilleures places et les caméras jonchaient le parvis de l'édifice tandis que les badauds se bousculaient derrière les barrières mises en place au pied des marches par les services de police.

Un cameraman, la main levée, commença le décompte pour lancer l'intervention de sa collègue. Lorsqu'il n'y eut plus qu'un index pointé dans sa direction, celle-ci se lança :

– Dans quelques minutes, quelques heures tout au plus, l'avocat de Jimy Dent devrait apparaître ici-même devant les portes du palais de justice pour nous annoncer le verdict dans le procès qui s'avère déjà l'un des plus retentissant de notre petit état. Si l'inculpation de Jimy Dent – plus connu sous le sobriquet du Gribouilleur – ne fait aucun doute, le prévenu ayant décidé de plaider coupable, reste à savoir s'il sera parvenu, en ces quelques jours de procédure, à estomper l'image du monstre décrite par la presse tout au long de ces semaines d'angoisse et peut-être, ainsi, à éviter la peine capitale. C'était Clara Spencer pour Midnightown Daily News...

Mais alors que la journaliste était sur le point de rendre l'antenne, elle reprit soudain son micro.

– Attendez, attendez... Je crois qu'il se passe quelque chose, annonça-t-elle en faisant signe à son cameraman de continuer à tourner. Oui, des officiels sortent de la salle... Je crois que j'aperçois l'avocat de Jimy Dent. Oui, c'est bien lui. On va aller à sa rencontre...

Clara Spencer joua des coudes pour se frayer un chemin parmi les requins qui se précipitaient à l'encontre des hommes de loi. Heureusement, elle était bien placée et fut en bonne position pour poser les premières questions.

– Maître Hessler, êtes-vous satisfait de l'issue du procès ?

– Nous ne pouvons qu'être satisfaits. La cour a tenu compte des aveux de mon client et de son désir d'aider la justice dans son enquête. La peine de mort ne devrait plus exister dans une société telle que la nôtre. Jimy Dent a commis des actes qui confinent à la folie, il suivra des soins en prison et expiera sa faute pour le reste de sa vie. Je n'ai rien à ajouter, conclut l'avocat, tentant de se faufiler à travers la foule. Et alors que les questions continuaient de fuser de toutes parts, une nouvelle vague de journalistes se dirigeait de nouveau vers le parvis où le procureur s'était lancé, à son tour, dans un petit discours de complaisance sous les crépitements des flashs.

À quelques dizaines de mètres de là, dans une petite rue jouxtant l'arrière du palais de justice, un petit bus encadré de plusieurs véhicules de police s'apprêtait à démarrer. Deux policiers lourdement armés et équipés de gilets pare-balles installèrent Jimy Dent dans le véhicule. La petite rue était bordée d'arbres. L’hiver serait bientôt là mais le soleil rayonnait encore à travers les quelques feuillages qui avaient résisté au froid. Le regard perdu au loin à travers la vitre, le jeune homme semblait serein, son éternel sourire accroché au visage. S'il sentit quelqu'un s'asseoir sur le siège voisin, il n'y prêta pas attention.

– Belle saison, pas vrai, p'tit ? Fais bien le plein d'images car t'es pas prêt d'en voir d'autres comme ça avant un bon bout de temps !

Dent tourna les yeux vers Beck qui se roulait une cigarette.

– À ce qu'il paraît c'est bon pour les nerfs. Perso, ces trucs, ça a plutôt tendance à m'agacer encore plus mais bon, depuis que je me suis mis à ces merdes, je fume moins, je suppose que c'est déjà ça.

– J'ai plaidé coupable, et ai été condamné, sergent, qu'est-ce que vous voulez maintenant ?

– Ouais, ouais, mais tu sais quoi ? Depuis notre dernière conversation, il y a quelques petites choses qui trottent dans ma satanée caboche et il faut absolument que ça sorte !

– Qu'est-ce que vous cherchez ?

– Je cherche juste à comprendre, p'tit. Tu vois, on peut facilement imaginer l'attraction que Rose Appleton exerçait sur toi, reprit le sergent, toujours affairé à la préparation de sa dose de nicotine. Mais les deux autres, pourquoi elles ?

– Vous vous trompez sur toute la ligne ! Je n'éprouvais aucune fascination ni pour Rose, ni pour Théodora. Quant à Catherine Beaumont, je ne la connaissais même pas.

– Alors, pourquoi ? C'est quoi le but de tout ça ?

– L'art doit vivre, sergent. Il ne doit pas rester cantonné à son support, enfermé dans son esprit ou entre les murs d'un musée. Elles plus que quiconque auraient dû savoir ça ! Et quel meilleur moyen de le faire vivre que de le confronter à la véritable nature de nos corps, à la vie... et à la mort ? Elles devaient le comprendre. Le monde entier doit comprendre que l'expression artistique ne pourra atteindre sa quintessence qu'en se libérant de ses codes et de ses contraintes.

Mouais, si tu le dis. Mais ça répond pas vraiment à la question.

Pour seule précision Beck n'eut qu'un sourire narquois.

– T'es un sacré phénomène p'tit, ça, on peut pas te l'enlever. Tu parles comme un artiste, mais finalement tu n'es qu'un imitateur. Un p'tit gars qui pour compenser son manque de talent doit se contenter de copier des œuvres connues.

– Encore une fois, vous êtes à côté. Le public ne peut comprendre que ce qu'il connaît. Nous nous approprions ces œuvres, nous les sublimons et au final, nous créons une œuvre nouvelle et véritable.

– « Nous » ?

Dent hésita un instant, sans se départir pour autant de son sourire.

– Les véritables artistes. Ceux qui partagent notre vision.

– Ah, ouais, bien sûr. C'est donc pour ça que vous modifiez l’œuvre originale, vous vous « l'appropriez ».

Dent regarda le sergent, interrogateur.

– Le lacet absent de la partie de cuir collée aux pieds de Catherine Beaumont et pourtant bien présent sur les deux pieds du Magritte. C'est ta marque, ta touche personnelle, quoi !

– Je vous l'ai dit. Le but est de s'approprier l’œuvre originale.

– Ben ouais, bien sûr.

Le sergent qui avait enfin achevé la préparation de sa cigarette la glissa derrière son oreille, et le regard fixé sur l'horizon, reprit :

– Tu vois p'tit, tout ce que tu me dis, ça me fait justement penser à cette phrase qui tourne en boucle dans ma tête depuis un bon moment maintenant.

Cette fois, le sourire de Dent s'était envolé. Il fixait le policier, attendant la suite avec intérêt.

– « L'élève complète ses études en se livrant à sa contemplation sous la férule de son maître... » J'ai toujours été nul en étude de texte, alors la peinture, je te raconte même pas ! Mais ça, c'est quand même les mots d'un expert ! Et du coup, y'a une question que je me pose : si t'as si bien choisi ce tableau comme le dit le doc, tu serais donc l'élève, mais alors, qui est le maître ?

 

Alors que le bus pénitentiaire s'enfonçait dans les rues barrées du centre-ville, le sergent Buckowski passa la main dans sa parka et extirpa de sa poche intérieure la photo des pieds découpés de Catherine Beaumont. Sectionnés au-dessus de la cheville, ils avaient été prolongés de pièces en cuir mêlées à la chair, les faisant ressembler à de petites bottines. Et sur chacune d'elle, filait un lacet méticuleusement agencé.

 

***

 

Le cliché avait été pris par faible luminosité, un éclairage cru, sans doute le flash d'un téléphone portable. Mais un regard averti pouvait également noter l'aspect léché de la photographie : le cadrage soigné, l’angle particulier choisi pour mettre en valeur cet assemblage incongru et offrir le rendu le plus proche possible de l’œuvre originale. À côté de cette première image, un homme punaisa sur le panneau de liège, la photo agrandie d’une jeune femme suspendue à un échafaudage, le corps mutilé au niveau des bras, puis il se tourna vers l’assistance rassemblée en cercle autour d’un poêle à bois. Le feu, rayonnant sa chaleur et projetant l’éclat rougeoyant de ses flammes sur les visages attentifs, laissait le fond du hangar dans une obscurité encore plus profonde. L’endroit était désert en cette nuit glacée et la lune faisait ruisseler ses rayons au travers des vasistas, découpant des ombres fantasmagoriques.

– Observez comme ces travaux subliment les œuvres dont leurs auteurs se sont inspirés, notez cette recherche de la transcendance esthétique de la réalité...

Toutes les têtes acquiescèrent d’un hochement simultané et un murmure parcourut l’assemblée. L’orateur prit le carton à dessin qu’il avait apporté et fit glisser une large feuille qu’il dissimula aux yeux de son auditoire avant de la disposer précautionneusement aux côtés des deux autres photos. Voilà ce que j'attends de vous ! dit-il en se retirant vivement, d’un mouvement théâtral, dévoilant une nouvelle œuvre au tableau. Des exclamations de surprise fusèrent en découvrant une femme assise devant un miroir, le regard figé pour l’éternité.

– « Un maître et son élève ». La peinture à l'origine de cette œuvre est le travail de Juan Do, un peintre espagnol du XVIIème siècle. Mais notre ami a su ici se l'approprier et lui rendre vie. Il ne s'agit plus d'une simple toile mais d'une scène vivante.

– Mais monsieur, l'élève dans l’œuvre originelle, n'est pas censé être un garçon ? l’interrompit l'un des participants.

Sans se départir de son sourire ni se laisser déstabiliser par cette intervention, l’homme dont l'expertise ne faisait aucun doute, poursuivit :

– Tu as tout à fait raison, Karl. Seulement Jimy s’est emparé de cette œuvre pour la faire sienne. C’est là toute l’expression de son génie. Et il a montré, tant dans le choix de son support que dans celui de son modèle qu'il était à la hauteur de mes enseignements et de la confiance que je lui témoignais. Enfin, en décidant d'assumer la paternité de ces trois œuvres, ajouta l'homme en désignant le tableau du doigt, Jimy a bel et bien prouvé qu'il était mon élève. Et c'est avec fierté que j'ai accepté d'être son mentor.

L'homme marqua une pause, dévisageant chacun des membres de son petit cercle avant de reprendre :

– Je sais que vous avez les capacités et le talent. Je sais que chacun d'entre vous peut prétendre à mes enseignements. Vous en êtes tous capables. À vous maintenant de vous en montrer digne. J’ai vous ai indiqué la voie. Jimy, le premier, a compris l’investissement que demandait un tel engagement. Suivez son exemple pour que l’art ne reste pas lettre morte.

Conditionnés, les étudiants s’écrièrent tous en cœur :

– L’art doit vivre ! L'art doit vivre !

L'homme ne put dissimuler sa f à la vue de la mise en action du mécanisme morbide qu’il avait conçu. Comme tout artiste, il salua son public conquis par une révérence. Et ce n’est qu’à l’approche des premières lueurs du petit matin, dans les brumes cotonneuses enveloppant le Hangar, que le petit groupe se dispersa, chacun mûrissant déjà l’œuvre qu’il consacrerait à son maître.

 

FIN du pilote...

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Épisode 1

Épisode 2

Épisode 3

Épisode 4

Épisode 5

Épisode 6

Épisode 7

 

Part.1 

(épisodes 1,2 & 3)

Part. 2 

(épisode 4)

Part. 3

(épisode 5)

Part. 4

(épisode 6)

Part. 5

(épisode 7)